ABC Démolition
ABC Démolition de Michel Ouellette, mise en scène d’Esther Beauchemin et Roch Castonguay.
L’auteur franco-ontarien, est de retour à Ottawa avec une pièce qui nous mène sur les sentiers complexes de la psychologie humaine.
Nous sommes dans une école abandonnée destinée à être démolie. On aperçoit, dans l’obscurité, des meubles renversés où seule, dans une salle de classe, une enseignante, une ceinture de dynamite attachée à la taille, et barricadée à l’intérieur de l’école, se déclare prête à se faire sauter. Par ce geste d’auto-immolation, elle veut attirer l’attention sur la déshumanisation du monde, la souffrance qui laisse les gens indifférents et les financiers qui profitent du mal que les êtres humains se font entre eux. Elle est dégoûtée de son existence.
L’entrepreneur chargé de la démolition du bâtiment l’observe, et une conversation frénétique commence alors entre elle et cet homme récemment revenu au village après une absence de vingt ans. Il essaie de la convaincre de lâcher la ceinture mais elle refuse de bouger. Peu à peu cependant, la colère de la femme prend la forme d’un jeu de langage secret, où le démolisseur doit proposer spontanément un mot, inspiré d’une lettre de l’alphabet prononcée par l’enseignante. Cette rencontre avec la mort devient donc une « » dernière leçon » où elle exige qu’on l’écoute attentivement et que l’on joue son jeu, pour éviter le pire.
Mais les mots ne sont pas innocents. Ceux que l’homme prononce révèlent les préoccupations enfouies dans le passé de ces esprits troubles, surtout au moment où ils se rendent compte qu’ils se connaissaient dans leur jeunesse quand ils ont été tous les deux mêlés à une triste histoire de cambriolage où un de leurs amis a été tué.
La découverte de ce passé commun déclenche alors un nouveau niveau de signification et cet espace menacé de destruction va se transformer en paysage psychique. La pièce, s’ouvre alors sur les événements qui ont laissé des traces douloureuses sur ces deux êtres et font ressurgir les raisons profondes de leur geste.
Revirements, souvenirs, oublis, explosions de colère et ondes de tendresse: tout ressort de ce jeu d’alphabet qui fonctionne comme une sorte de magie numérique et qui ouvre les clefs du passé. »Je ne suis plus désirable », dit l’enseignante,incapable d’accepter son existence de femme solitaire, vieillie et sans enfants. A son cri de désespoir, on dévoile la véritable impulsion de son geste suicidaire; le jeu d’Annik Léger devient majestueux dans ces moments d’aveu splendide.
L’image d’une « terroriste » délirante s’efface alors devant l’inconscient troublé de cette femme qui ne peut plus supporter celle qu’elle est devenue. Paul Rainville apporte, lui, une énergie physique à cette histoire où la tristesse d’une vie manquée se déclare autrement, à mesure que les souvenirs bouleversants envahissent la conscience du personnage. Rainville,qui possède une belle présence, possède toute une gamme d’émotions exprimées à partir d’une énergie nerveuse qui déclenche une force destructrice jusqu’à démolir son propre corps de l’intérieur.
Les deux metteurs en scène ont su capter ces mouvements d’âme avec beaucoup de justesse. Alors que l’enseignante est clouée sur place, le regard fixé vers l’extérieur, l’homme se déplace, glisse derrière les colonnes pour disparaître dans l’ombre de l’école sur le point de s’effondrer.
Avec une direction subtile d’acteurs et un dispositif efficace de lumières et de sons, ils ont réussi à faire naître les sources insoupçonnées de tout ce que le temps n’a pas réussi à effacer.
Une très belle réalisation du Théâtre de la Vieille 17.
Alvina Ruprecht
Nouvelle scène d’Ottawa jusqu’au 24 novembre.