Hedda Gabler
Hedda Gabler d’Henrik Ibsen, traduction d’Hinrich Schmidt-Henkel, dramaturgie de Marius von Mayenburg, mise en scène de Thomas Ostermeier.
C’est une reprise de l’œuvre bien connue d’Ibsen, créée à Munich en 1891, et que Thomas Ostermeier avait présentée aux Gémeaux, il y a cinq ans. Le directeur de la Schaubühne de Berlin y monte soit des textes d’auteurs contemporains comme, entre autres, Jon Fosse, Marius von Mayenburg, Lars Norén, soit des classiques revisités et replacés dans un contexte social actuel comme Hedda Gabler. La pièce est presque aussi connue que Maison de Poupée-que Thomas Ostermeier avait aussi fabuleusement montée- et elle y ressemble par bien des thèmes traités. En France, elle avait été très bien mise en scène par Alain Françon il y a quelque vingt ans avec Dominique Valadié (Hedda) et Jean-Claude Durand (Løvborg).
Comme l’écrivait Ibsen au comte Prozor en 1890: » J’ai voulu indiquer qu’il faut considérer en celle-ci la fille de son père, beaucoup plus que la femme de son mari. Je n’ai pas cherché à développer une thèse. La grande affaire a été pour moi de peindre des hommes, des caractères et des destinées en prenant pour points de départ certaines lois sociales et opinions courantes. »
Mais ce dont parle Ibsen pourrait très bien se passer dans n’importe quelle ville universitaire actuelle. Hedda Gabler est la fille d’un grand général, qui vient de se marier à Tesman, un historien du Moyen-Age, avide de reconnaissance qui convoite un poste de professeur à l’Université. Comme il est à peu près certain d’avoir ce poste, il a déjà souscrit un emprunt pour acheter la belle maison et faire plaisir à sa jeune épouse.
Oui, mais.. Tesman a un rival : Ejlert Løvborg, très brillant, auparavant amoureux d’Hedda qui l’a éconduit. Autrefois assez bohème et fréquentant des boîtes mal famées, il s’est depuis rangé. Hedda, elle, découvre qu’elle n’est pas très heureuse avec son mari, et apprend que son ancien amoureux va publier un livre qui a déjà reçu un accueil très favorable. Le poste que Tesman vise, risquerait donc fort d’être attribué à Løvborg dont est amoureuse Thea Elvsted qu’ Hedda n’a jamais supporté!
Hedda, qui est ici une femme très libre, flirte aussi avec le conseiller Brack,personnage assez douteux, dont on ne saura jamais s’il a l’intention ou non de devenir l’amant d’Hedda qui, elle, va retrouver Løvborg. Mais complètement égarée, fragilisée, elle comprend qu’elle peut vite perdre le statut social qui est le sien et que, surtout, le séduisant Løvborg n’est pas et ne sera jamais, et de loin, l’homme de ses rêves… Hedda sombre alors petit à petit dans la folie, et détruit avec un marteau le Mac qui contient le livre de Løvborg pour que son mari garde toutes ses chances d’avoir le poste convoité. Désespérée, elle se suicidera d’un coup de pistolet, c rompant ainsi avec un milieu dont elle ne supporte plus la médiocrité.
Ibsen connaissait visiblement bien le milieu de la grande bourgeoisie avec lequel il entend régler ses comptes, même s’il a vécu la plus grande partie de sa vie en Italie avant de revenir à Christiana. La pièce, avec ses répliques courtes qui se succèdent très vite et qui tiennent souvent du dialogue de cinéma, pourrait être contemporaine ou presque. Rien n’y est jamais vraiment dit mais est souvent suggéré avec force dans un langage presque haché.
Et on comprend que Thomas Ostermeier ait été séduit par sa cruauté et sa modernité, comme par exemple, dans ce jeu subtil tout à fait étonnant entre vouvoiement et tutoiement au début, entre Hedda et Théa. Cela se passe dans une grande maison contemporaine aux grandes baies vitrées coulissantes et et sur la terrasse qui l’entoure, installée sur un plateau tournant comme dans Maison de Poupée. Et l’on peut apercevoir ce qui se passe en dehors de la maison grâce à un miroir placé au-dessus.
De temps en temps, la pluie coule sur les baies et les personnages vont de la maison à la terrasse. Au delà de son réalisme, ce qui frappe dans cette mise en scène, c’est la grande rigueur et la parfaite maîtrise de la pièce que possède Ostermeier, dont la direction d’acteurs est par ailleurs exemplaire. Dès qu’ils entrent en scène, les comédiens sont tous parfaitement crédibles, et ce n’est pas si fréquent en France…
Sans doute, les thèmes traités: la peur de la déchéance sociale, la perte de repères essentiels dans une société impitoyable qu’aide bien à traduire ce plateau tournant qui semble déstabiliser encore un peu plus cette grande bourgeoise qui pourrait être une Berlinoise ou une Parisienne actuelles.
Ostermeier a situé la pièce de nos jours, au prix de quelques détails sans importance, et il a eu raison. Cela lui a permis d’évacuer sans doute le côté un peu mélo de la pièce qui ressurgit quand même sur la fin, avec le suicide programmé d’Hedda, magnifiquement jouée par Katharina Schüttler.
La dernière des images de ce spectacle très réussi et loin de toute prétention ne peut laisser indifférent: depuis le salon de la maison avec ses grands canapés, on entend un coup de feu; le plateau tourne un dernière fois et on voit alors Hedda, qui vient de mourir, pistolet à la main, affalée au pied d’un mur, couvert de sang… Pour solde de tout compte! C’est cruel et précis comme un constat de police; cela se passe à quelques mètres de nous et c’est tout à fait impressionnant… Ames sensibles s’abstenir mais le spectacle mérite absolument d’être vu.
Philippe du Vignal
Théâtre des Gémeaux à Sceaux jusqu’ au 25 novembre