Drugs kept me alive, texte en anglais surtitré, mise en scène et scénographie de Jan Fabre, dramaturgie de Miet Martens, musique de Dimitri Brusselmans.
C’est le premier de ces quatre solos, conçus et mis en scène par Jan Fabre, pour et avec Antony Rizzi. C’est une sorte de performance qui comporte à la fois un monolgue interprété par Antony Rizzi, et des moments de danse. Sur le plateau noir, une table, et trois bacs emplis d’un liquide savonneux et tout autour un périmètre en carré, impressionnant de centaines de flacons bruns, pleins de gélules colorées de ou de molécules médicamenteuses, gélules qu’il avale, même parfois de façon gloutonne comme un enfant le fait parfois avec de délicieux bonbons, ou dont il se couvre le corps. C’est une valse de choses au nom bizarre comme Viread, Emtriva, Retrovir, Truada, etc… Malheureusement bien connus mais que Jan Fabre associe à des produits ménagers comme Monsieur Propre ou autres décapants, souvent dérivés comme ces médicaments, de molécules issues du pétrole.
Et Tony Rizzi, longtemps danseur et assistant de William Forsythe, raconte l’effrayant carrousel de médicaments à prendre au quotidien, seuls ou associés à d’autres, de façon à éluder au maximum le rendez-vous avec la mort dont l’inéluctable ne lui échappe pas un instant… » Il dit juste à un moment: »Je n’ai pas le cancer homosexuel. (…) Je n’ai pas la peste ».
Cela pourrait être racoleur mais non, jamais, même si le personnage s’enferme dans des contradictions dont il ne peut sortir.Il lui faut en effet prendre sans cesse davantage de pilules pour survivre mais aussi d’autres pour se sentir mieux, voire pour parvenir à une certaine extase, pas loin d’une méditation à voix haute, sur le sexe et la mort dans une quête métaphysique qui n’oserait pas dire son nom. Avec, en arrière-plan, le Sida, dont on pense finalement qu’il est atteint. Sperme, sexe, éjaculation, poils pubiens, sang: comme à son habitude, Jan Fabre écrit les choses crûment mais sans vulgarité aucune, et cette profération est à la fois provocante et d’une certaine façon, libératrice.
Antony Rozzi dit tout cela avec une diction impeccable mais aussi, ce n’est pas incompatible, avec beaucoup d’humour. De temps en temps, il se lance dans quelques pas de danse, ou bien fait de grandes bulles de savon avec un cercle encore plus grand que ceux de Pif Gadget dans les années 70… Sur fond de musique synthétique comosée par Dimitri Brusselmans, faite entre autres de grondements de tonnerre Et il y a, au fond de la scène, une machine à produire des bandes de mousse qui s’empilent avant qu’Antoni Rizzi n’en fasse des petits tas qu’il disposera ensuite sur tout le plateau. Bulles et mousse la fois dérisoires, fragiles et merveilleuses comme tout existence humaine dont c’est la poétique métaphore. « Je suis, ajoute-t-il, le savant du savon »…
C’est parfois un peu long et il y a, comme toujours dirait notre consœur et amie Edith Rappoport, une bonne dizaine de minutes en trop. Mais qu’importe, ce qui pourrait être sinistre, est au contraire, presque joyeux, et ce monologue, impeccablement dirigé par jan Fabre, se termine par la célèbre phrase d’Erasme: « Est homo bulla »; sa petite phrase clôt le spectacle, comme en écho à ces magnifiques bulles de savon que nous offre Antony Rizzi, avec beaucoup de grâce et d’élégance…Erasme, prêtre catholique flamand, qui n’a cessé de réfléchir toute sa vie à sa mort survenue en 1538 à Bâle, donc en pays luthérien. Mais, comme il l’avait souhaité, Erasme est mort seul mais conscient et apaisé. Un siècle après lui, le grand Spinoza avait écrit: « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie ».Tous les deux étaient flamands comme Jan Fabre et l’ont sans doute inspiré…
« Est homo bulla », nous redit souvent l’art contemporain, sous d’autres formes, avec, en particulier, des artistes comme Jan Fabre. Avec un savant dosage de texte, danse et musique et installation plastique. Pour eux, le corps, sous toutes les formes possibles, est avant tout érotique, puissant, parfois même violent mais fragile, et ici bourré de médicaments pour atteindre un illusoire survie. Corps moderne et susceptible de modifications, à propos duquel Orlan, qui était dans la salle, ce soir-là, disait, dans un phrase un peu mystérieuse, il y a une quinzaine d’années: « Souviens-toi du futur ». Est-ce encore du théâtre, diront les sceptiques? Sûrement pas celui qui encombre encore trop souvent les scènes traditionnelles mais un théâtre au sens étymologique du terme, bien en phase avec notre époque. Le public, jeune en majorité, ne s’y est pas trompé et a fait avec juste raison, un accueil chaleureux à Antony Rizzi.
Les représentations de Drugs kept me alive n’ont duré que trois jours mais Jan Fabre présente aussi trois autres solos: Etant donnés, L’Empereur de la perte et Preparatio mortis que nous n’avons pas encore vus, mais, pour chacun d’entre eux, quelques jours seulement.
Philippe du Vignal
Théâtre de Gennevilliers du 27 novembre au 2 décembre.