©VICTOR VASILIEV
Les Trois Soeurs d’Anton Tchekhov, mise en scène de Lev Dodine.
La pièce a été créée en 1901, soit trois ans avant la mort de Tchekov, et elle est devenue une œuvre culte, souvent revisitée, dans le monde entier avec des versions pauvres, riches modernes, ou traditionnelles, le panel est très large. En France, elle avait été créée par Georges Pitoëff en 1929, puis, entre autres, par André Barsacq avec trois vraies sœurs: Odile Versois, Hélène Vallier et Marina Vlady (67). Comme le fit, il y a quelques années , Volodia Serre qui jouait aussi le rôle d’André avec ses trois sœurs. Il y eut aussi la version très personnelle mais tout à fait intéressante de Matthias Langhoff (94), celle de Piotr Fomenko (2004), de Stéphane Braunschweig, d’Alain Françon (2010), et il ne se passe pas une année sans que la pièce ne soit montée plusieurs fois en France…
C’est dire qu’était attendue, venue tout droit de Russie, la mise en scène de Lev Dodine, directeur du Théâtre Maly de Saint-Petersbourg depuis 83, metteur en scène et pédagogue exemplaire, qui créa, entre autres, Frères et sœurs d’Abramov, mais aussi Les Etoiles dans le Ciel du matin et surtout le formidable Gaudeamus d’après Bataillon de construction de SergueÏ Kalédine, et plus récemment: La Cerisaie, La Mouette, et Oncle Vania qu’on avait pu voir à Bobigny.
Les Trois Sœurs, c’est, dit Lev Dodine: « un pan entier de vie vu par Tchekhov à travers sa personnalité, son imagination, la perception douloureuse de sa maladie, sa vision à la fois sceptique et optimiste de la vie telle qu’elle nous échappe parfois, indépendamment de nos désirs et de nos aspirations. Tchekhov évoque le poids de la vie et du destin auquel il faut résister tout en sachant que nous perdons ce combat. Il parle avec ferveur du formidable désespoir de notre vie, de la divergence tragique entre nos désirs et la réalité « .
Les Trois Sœurs, c’est avant tout un moment de l’histoire de trois jeunes femmes installées dans une province éloignée de Moscou, Moscou la ville adorée où elle ont passé leur enfance, dont elles parlent avec nostalgie et qu’elles veulent à tout prix retrouver. Olga Prozorova n’a que 28 ans, professeur puis directrice de lycée, elle a remplacé un peu ldans la famille eur mère décédée. Leur père est mort, lui, il y a juste un an au début de la pièce. Macha (25 ans), elle, s’est mariée avec un professeur de lycée insignifiant et va vite tomber amoureuse du lieutenant-colonel Verchinine (42 ans), qui commande un régiment stationné dans la ville de 100.000 habitants. Les officiers de ce régiment forment une sorte d’intelligentzia locale que l’on admire, et font presque partie de la famille Prozorov.
Verchinine, lui, a connu la famille Prozorov autrefois et est marié à une femme dépressive qui lui pourrit la vie en tentant régulièrement de de suicider.
Quant à Irina, la plus jeune (20 ans), elle travaille sans goût au bureau du télégraphe et acceptera d’épouser le lieutenant Touzenbach qu’elle n’aime pas. Leur frère Andreï, veut , dit-il, devenir professeur d’université mais perd au jeu jusqu’à hypothéquer la maison familiale; il va se marier avec Natacha qui va vite faire la loi dans la maison Prozorov et chasser la pauvre vieille nourrice Anfissa, depuis trente ans dans la famille, au motif qu’elle ne travaille plus et qu’elle leur coûte cher.
Il y a aussi le capitaine Saliony, aussi brutal que vulgaire, qui se compare au grand écrivain Lermontov; amoureux fou d’Irina, il tuera en duel son rival le pauvre Touzenbach.
Tcheboutykine, 60 ans, un médecin militaire, lui, attend sa retraite et noie dans l’alcool son désespoir de n’avoir pu sauver une patiente. Et Fetodik, un sous-lieutenant, amoureux fou d’Irina qui lui offre des cadeaux; Feraponte, lui , est un vieux portier sourd, qui porte les messages, parfois en provenance de Moscou.
La pièce se déroule sur deux ans. La mise en scène de Lev Dodine est très respectueuse des didascalies données par Techekov, en particulier pour les bruits et la musique comme pour les costumes. Moins pour la scénographie un peu prétentieuse il y a bien la grande table nappée de blanc pour le déjeuner derrière la façade en bois d’une maison ,suspendu a des rails et qui bouge! dès qu’un des personnages s’assied sur le rebord d’une de ces fenêtres sinistres sans vitres de cette datcha. Il y a aussi un escalier de quelques marches où la plupart des scènes vont se jouer, et qui descend vers la salle.
La façade de la maison avancera deux fois et resserra l’espace surtout à la fin.Ce type de scénographie dehors/dedans, moderne/classique qui fait un peu branché, ne fonctionne pas vraiment bien. Il implique en effet un jeu assez statique, et comme l’éclairage est des plus limités, excepté dans les premiers rangs, on a peine à voir vraiment les personnages. On ne comprend pas non plus pourquoi Lev Dodine a tiré ces Trois Sœurs plutôt du côté de la noirceur permanente, la fois physique et morale.
Nous étions assis à un rang un peu en hauteur, et la pièce nous a semblé bien loin ! Redescendu plus bas après l’entracte, même si on a du mal cette fois à lire le sur-titrage, les personnages nous sont alors d’une grande proximité et toutes les scènes semblent être jouées en gros plan. Les acteurs, tous exceptionnels de vérité dès la première seconde où ils entrent en scène possèdent alors une présence fabuleuse. En particulier, Irina Titichina (Olga), Elena Kalinina (Macha) et Ekaterina (Irina) et Alexander Zavaiov (Tcheboutikine). La dernière scène surtout, avec cette vague de tristesse qui emmène Irina, quand elle apprend la mort de Touzenbach, et Macha, désespérée de voir partir Verchinine qui va quitter la ville à jamais, pendant que Tcheboutykine chantonne cyniquement, est impressionnante et on en a les larmes aux yeux.
Ce qui suppose une direction d’acteurs, une unité dans le jeu et une distribution évidemment très soignées. Après avoir vu une bonne quinzaine de Trois Sœurs en français comme en russe, c’est, de ce point de vue, la plus réussie. Et on chercherait en vain un moment de faiblesse, sauf peut-être la scène du samovar, ici presque évacuée pour des raisons mystérieuses qui tiennent sans doute à la scénographie. Et, quand on est près de la scène, la pièce est comme neuve, à tel point que cela devient, par moments, presque magique: Lev Dodine sait dire comme personne les illusions perdues et les amours frappés au coin du destin malheureux.
Comme nous le faisait justement remarquer Christine Friedel, il réussit à mettre en valeur le texte de Tchekhov comme on ne l’entend pas souvent dans les autres mises en scène des Trois Sœurs. Quand, par exemple, Koulyguine, le mari de Natacha, avoue à Macha que c’est elle qu’il aurait dû épouser. Et les trois heures passent bien grâce surtout, redisons-le, au jeu des acteurs, et malgré un rythme quand même trop lent dans la première partie avant l’entracte.
Au total, une mise en scène quelque peu décevante-on a connu Lev Dodine mieux inspiré-mais cela fait toujours du bien de retrouver un texte aussi fabuleux en langue originale qui nous parle encore plus de cent ans après sa création, et servi par des comédiens aussi humbles qu’efficaces.
Alors à voir? Oui, mais sans doute plus pour l’interprétation que pour la mise en scène, mais, après tout, ce n’est pas tous les jours qu’on voit une pièce de Tchekhov jouée par des comédiens russes aussi exceptionnels. Mais on risque d’être un peu déçu,si on n’a jamais vu la pièce et nombre de spectateurs disaient être venus surtout pour voir une mise en scène du grand Dodine.
Nous vous recommandons en tout cas d’essayer vraiment d’être au plus près du plateau. Les Trois Sœurs, et on a encore la preuve-est une pièce fondée sur une certaine intimité avec les personnages, faite pour des salles plus petites, où l’on peut avoir une véritable proximité avec les personnages…
Philippe du Vignal
MC 93 de Bobigny jusqu’au 21 novembre à 20 heures.
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Le point de vue d’Anastasia Patts, doctorante russe à Paris:
Lev Dodine, devenu le seul roi de la scène russe après le décès de Piotr Fomenko en août 2012, met en scène cette pièce pour la première fois, avec une scénographie d’Alexandre Borovski, son collaborateur depuis toujours qui a recréé l’ espace morne d’une propriété en train de se détruire. (Pourtant, on n’est pas dans La Cerisaie!). Soit la façade d’une maison domaniale en bois que l’on aurait abandonnée, avec cinq fenêtres au premier étage, comme des yeux crevés, qui ouvrent sur un abîme noir où la lumière n’apparaît presque jamais sauf un scintillement de bougies allumées. Image d’isolement de cette maison où il n’y a plus de vie malgré la présence de ses habitants…
Comme dans le théâtre classique russe, les comédiens se retrouvent très souvent en train de parler le regard tourné vers le public. Pas d’accompagnement musical, à part La Valse sentimentale de Tchaïkovski, une vieille romance russe et un fragment de Vivaldi! Lev Dodine semble insister sur le vide de cet espace. qui semble exhaler une fatigue absolue et une dévastation intérieure qui perdureraient depuis longtemps.
Apathie, existence perdue et résignation: la scène devient ainsi la métaphore de l’intérieur de personnages anéantis mais qui continuent à vivre machinalement, avec une âme déjà morte qui ne sera plus jamais animée. Les célèbres phrases de la pièce: “ A Moscou”, et “ Il faut travailler ” ne sont alors rien d’autre que de vaines tentatives pour s’envoler quand on n’a pas d’ailes.
Lev Dodine met en valeur les silences tchekhoviens surgissant entre les phrases sincères, comme des cris d’âme qui restent sans réponse.Les acteurs jouent bien, d’après la méthode Stanislavski.Mais, si Lev Dodine veut représenter une absence de vie, sa mise en scène, elle, manque malheureusement quelque peu de vitalité.
Anastasia Patts