Le Livre de Damas et des prophéties, d’après Un jour de notre temps et Le viol, de Saadallah Wannous, mise en scène de Fida Mohissen.
©Théâtre Jean-Vilar de Vitry
Dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, l’œuvre du grand dramaturge syrien, Saadalah Wannous, sortie de la clandestinité, nous est présentée.
Cela « permet à ces textes restés dans les souterrains, de se dresser, dans Damas meurtrie, dans le Proche-Orient en guerre perpétuelle, et de nous donner ici à voir l’humanité, dans sa justice et sa douceur, dans sa violence et sa perversité « , dit Gérard Astor, partenaire et coproducteur actif, directeur du Théâtre.
Le « passeur », Fida Mohissen, compatriote de Wannous et metteur en scène, travaille sur ses textes depuis plusieurs années, et a déjà monté en France : Le roi, c’est le roi et Rituels pour des signes et des métamorphoses.
Wannous, né en Syrie en 1941, est mort en 97. Il étudia à Damas, puis au Caire et Paris, où il s’imprègna de Kateb Yacine et Jean Genet. De retour, il est impliqué dans la politique culturelle de son pays, dirige le Théâtre de Khalil Qabbani, la revue théâtrale Al-hayât al-masrahiyya, la collection Qadâyâ wa shahâdât, et le Département d’Etat du théâtre et des spectacles. Il a aussi fondé l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas. Par son engagement, il se brûle les ailes. Profondément marqué par la guerre israélo-libanaise de 1982, il garde le silence pendant une dizaine d’années, avant de reprendre l’écriture, de façon plus engagée, encore.
Le théâtre de Wannous prend sa source dans le conflit israélo-palestinien et traite de l’affrontement de deux sociétés, de deux cultures. Les cinq chapitres du Livre de Damas, archétype de la vie syrienne, s’entrelacent avec les cinq chapitres du Livre des Prophéties, archétype de la société israélienne et les acteurs traversent les deux pièces, en tenant plusieurs rôles. Ce va-et-vient dans l’alternance des Livres et la métamorphose des personnages complique la lecture du spectateur, mais, en même temps, rend compte de la complexité des choses.
Ainsi Farouk, du Livre de Damas, professeur, devient Isaac dans Le Livre des prophéties et Najat son épouse, est aussi Rachel. Ce dernier travaille dans la section politique des services de sécurité intérieure de l’Etat et y perd ses repères. Lorsqu’il doute de son épouse et qu’il acquiert la preuve de sa trahison, tous deux se donnent la mort : « Cette place n’est pas ma place, lui dit-il. Cette époque n’est pas mon époque » Le narrateur nous met en relation avec le flou de ses pensées, comme avec une caméra subjective. Tandis que Najat fait ses adieux à Farouk et s’en va, après le récit du viol qu’elle a subi.
Les pages tournées des deux Livres, alternativement, offrent le défilé d’inquiétants personnages, intrigants et corrompus, que rencontrent Farouk et Isaac : le Principal d’un collège, obnubilé par les graffitis à effacer des murs de son établissement et la peur de l’inspecteur, plutôt que par les questions d’éducation et de dérive des élèves, dont lui parle le professeur, qu’il met violemment à la porte. « Ce sont les écrits, le vrai scandale », insiste-t-il. Un chef de police, dont le bureau ressemble à un ring, obséquieux, pervers et prêt à toutes les compromissions, qui met à terre son subordonné, honteux et révolté des actes barbares qu’il est contraint d’exécuter et se tord, comme une racine agrippée à la terre. Le Dr Abraham Menuhin, psychanalyste, qui, lui, recueille, les mots exprimant le mal-être de la femme, puis de l’homme, un humaniste.
Il y a aussi le lubrique et sordide Gédéon, un violeur qui ne joue que de la domination et des rapports de force, un cheikh conservateur et intégriste, quoique de mœurs légères, qui fait de la propagande pour la mosquée et s’acharne contre l’école publique. « La calomnie, dit-il, est pire que trente adultères… ». Une belle-mère autoritaire et destructrice, qui détourne l’enfant et sépare le couple ; la mère d’Isaac, elle, qui ne répond pas aux questions de son fils sur la mort du père, vite remplacé par Maïr, de la police. » J’essaie de rassembler mes débris. Je ne suis plus convaincu que ce qu’on fait est juste » reconnaît-il. Et Fadwa, la prostituée, qui achète sa liberté et finance sa protection en offrant le minaret de la mosquée
Le narrateur, une sorte de récitant, est au pupitre et dit les didascalies, ou la traduction du texte, énoncé, à certains moments, en langue arabe. C’est un personnage central qui crée la distance. Autre personnage majeur, le musicien (Michel Thouseau) présent côté jardin, qui , d’ordinateur en contrebasse, crée l’univers sonore et accompagne subtilement le voyage des comédiens.
Les éléments de la scénographie, et les costumes, soulignent le côté austère et dépouillé du travail, où les lumières sont une écriture (scénographie et lumières sont signées du metteur en scène, Fida Mohissen et les costumes de Julien Silvereano, des ateliers du Théâtre de l’Union): des fauteuils légers, dispersés, trois ou quatre acteurs en permanence sur le plateau, livre sacré à la main, et des éléments mobiles, espaces esquissés comme ce bureau à étage, auquel on accède par une échelle qui fait penser au minbar de la mosquée, cette tribune servant de chaire, le portrait du chef de l’Etat, l’absent, comme une feuille blanche, qui vole au vent.
Les acteurs (Ramzi Choukair, Khadija el Mahdi, Malik Faraoun, Stéphane Godefroy, Corinne Jaber, Benoît Lahoz et Bruce Myers) portent leurs rôles en accord avec la complexité dont ils témoignent, ne cherchent pas l’identification mais « jouent avec le personnage », comme le disait Kantor, créateur emblématique d’un pays, la Pologne, alors opprimé.
A travers ces destins individuels rapportés dans les textes de Wannous, c’est de destin et mémoire collectives, que l’on parle. L’auteur dénonce les fanatismes et nous plonge dans le tragique, cette tension lente entre destin et fatalité. Au centre, l’individu : « Etre, est un acte politique » dit le metteur en scène. D’une grande violence à travers la corruption, la dégradation, l’hypocrisie et le mensonge dont nous sommes témoins, dénoncés par un auteur visionnaire, ce spectacle permet de réfléchir sur l’humain et le sacré, le fanatisme, les obsessions, l’intolérance, la soumission, le pouvoir face à l’homme ordinaire, dans un inégal rapport de force et de jeu hiérarchique, les tentations, compromissions et mécanismes de destruction systématique de l’homme par l’homme.
« Wannous est le premier intellectuel arabe à avoir réservé à la société israélienne un traitement nuancé. Il l’a humanisé. Le camp arabe ne lui a jamais pardonné cet argument », dit Fida Mohissen, saluant la lutte contre l’obscurantisme engagé par l’auteur, le refus de toute autre vérité que la sienne propre, au nom d’un présupposé idéologique, ressort des totalitarismes. Du conflit instrumentalisé, depuis des décennies, pour asservir et aveugler les peuples, Wannous disait : «Nous n’arriverons pas à sortir de cette impasse historique par une solution militaire, donc par la défaite de l’un des deux camps ; l’unique solution pourrait venir d’un changement radical dans les conceptions, la manière de penser , et les structures sociales et politiques des deux camps ».
Mohissen pose un geste de mise en scène grave, dans une dramaturgie complexe et profonde, où il se fait l’écho d’un auteur qu’il connaît bien. Le spectacle manque encore de fluidité et de rythme et pourrait être resserré. C’est une sorte d’oratorio, une allégorie sans artifice qui révèle une puissance quasi-brechtienne et ouvre sur une forme populaire au sens noble du terme, et sur l’universel.
Le Livre de la fin, onzième et dernier tableau, invente un dialogue entre Wannous et le Dr. Abraham Menuhin qui se termine par ces mots, terribles dans le contexte, mais bienvenus : « Il nous reste l’espoir ».
Brigitte Rémer
Spectacle vu au Théâtre Jean Vilar, à Vitry-sur-Seine le 24 novembre. Puis: Théâtre de l’Aquarium, du 6 au 12 décembre et Théâtre El Hamra, à Tunis, dans le cadre des plate-formes Arts en Méditerranée, le 14 décembre.