Blackbird
Blackbird de David Harrower, traduction de Zabou Breitman et Léa Drucker, mise en scène de Régine Achille-Fould.
David Harrower, est un dramaturge écossais bien connu, dont Claude Régy avait magnifiquement monté Les Couteaux dans les poules en 95. Blackbird avait été créé en France par Claudia Stavisky, en 2007 deux ans après qu’elle ait été mise en scène par son auteur à Londres.
Blackbird (oiseau de malheur) : rien à voir avec l’ avion espion américain ni avec la chanson des Beattles. Cela se passe dans une sorte de resserre d’une petite entreprise. Dans le fond, des cartons empilés, prêts à être expédiés, et au centre de la pièce, une ancienne malle militaire en bois, qui a dû servir de table à des ouvriers pour un semblant de repas, quelques chaises et deux poubelles pleines de canettes de bière, bouteilles d’eau minérale vides, cartons d’emballage de pizzas. Peter, la bonne cinquantaine, est là, seul, après une journée de travail, quand on frappe à la porte. C’est Una ,une jeune femme élégante-robe courte, bas noirs et escarpins-d’une trentaine d’années. Il lui demande juste comment elle l’a retrouvé et surtout pourquoi elle est venue après un si long voyage en train.
Les mots sont simples, la situation semble on ne peut plus banale: l’on comprend vite qu’ils ont été autrefois un couple. Puis, brusquement, elle attaque et met les choses au point avec une phrase impitoyable: « Combien de petites filles de douze ans, t’es-tu envoyées depuis? ».
Dans ce huis-clos un peu glauque, à la tombée du jour qu’on discerne encore derrière une paroi vitrée, le dialogue s’engage mais Una ne fait aucune concession, et l’attaque avec une précision digne d’un rapport de police, et l’envoie souvent au tapis. Sonné, mais Peter, comme il s’attendait depuis longtemps à cette visite, ne lui cède pourtant rien,sinon quelques petites excuses pour la forme…
Cette histoire d’amour avait commencé, il y a quelque dix-huit ans et les parents d’Una l’avaient invité, lui, à un barbecue ente voisins… Il avait été tout de suite était fasciné par cette adolescente qui n’était plus une enfant-elle paraissait sans doute plus que son âge-mais elle avait déjà tout compris des règles de la séduction. Regards, rencontres puis rendez-vous secrets dans un parc, jusqu’au jour où Peter, amoureux fou, va l’emmener en voiture dans une station balnéaire. Et ils vont faire l’amour dans une chambre d’hôtes. Cela n’a rien d’un viol mais, vu l’âge d’Una, il prend toutes les précautions pour ne pas être inquiété. Même si son attitude est suicidaire…
Il sortira de la chambre pour aller acheter des bières, mais s’attardera un peu trop longtemps dans un pub; la jeune fille, inquiète et affamée, partira à sa recherche dans les rues désertes. Avant d’être recueillie par des gens qui préviendront aussitôt ses parents. Peter sera arrêté par la police quelques heures plus tard. La morale est sauve mais leur vie, à eux deux, en sera bouleversée, et c’est sans doute ce qui les unit encore et, à jamais…
Il sera condamné à six ans de prison où il subira les tortures physiques et mentales de ses codétenus. La Lolita, elle, se sortira avec difficultés de cette initiation sentimentale et sexuelle, en multipliant les amants: » 83, je les ai comptés », à la recherche d’un amour impossible. Et elle n’a a eu de cesse de retrouver Peter; dix-huit ans après, grâce à un tact publicitaire où elle l’a reconnu, le fil est renoué mais dans la douleur et la violence verbale: elle l’accable de reproches et essaye de régler ses comptes avec lui mais aussi avec elle-même…
Le dialogue, avec de courtes phrases ciselées, est impitoyable, souvent cru et d’une rare violence,mais jamais vulgaire ni sordide. Lui se défend mal et plaide son amour pour elle qui lui dit en vain toute sa colère quand elle a eu l’impression d’avoir été abandonnée après qu’il lui ait fait l’amour. On a l’impression d’avoir affaire à une sorte de cérémonie d’exorcisme entre cet homme vieilli, passé par la case prison, et cette jeune femme, dont la vie n’a pas dû être simple, qui a tenu absolument à le revoir. Peter lui dit qu’il lui a écrit de nombreuses lettres sans doute détournées par ses parents: elle ne les a jamais reçues. Elle, de son côté, n’a jamais réussi à lui envoyer les lettres qu’elle lui destinait.
Les répliques sont dures, tranchantes mais les deux ex-amants, malgré le temps passé, sont encore attirés l’un vers l’autre comme deux pôles magnétiques. Peter semble être un brave homme qui n’a rien d’un pervers et qui a réussi à monter une petite entreprise et qui a refait sa vie avec une autre femme. Quant à Una, elle ne peut pas vraiment prétendre au rang de victime dans cette histoire d’amour qui ne pouvait que mal tourner. Aucun des deux n’est coupable; lui paraissait plus jeune, et elle , plus avertie et plus mûre. Bref, ni l’un ni l’autre n’était là au bon moment ni au bon endroit, et n’auraient jamais dû se rencontrer.
Oui, mais il faut bien une loi, et la loi est faite pour tous, . Même si elle n’est pas la même dans tous les pays-en France la majorité sexuelle est de quinze ans- mais il y a la notion de consentement, de détournement de mineur, d’autorité morale ou non de l’adulte qui laissent une marge d’appréciation! Alors, à la justice de se débrouiller avec toutes ces contradictions et de trancher au nom de la société ! Et si Una avait eu seulement quelque vingt-quatre mois de plus? C’est la question que soulève David Harrower avec habileté.
Les deux protagonistes sont à quelques mètres de nous, en gros plan et il y a une émotion palpable dans le public, très attentif, qui ne ménagera pas les rappels. Et quand on voit Peter et Una en train de renverser les poubelles et de donner des coups de pied dans les canettes, éclatant de rire comme deux gamins heureux de s’être réconciliés, on se dit que la catharsis a bien fonctionné!
Grâce à la mise en scène de Régine Achille-Fould, d’une grande précision et d’une belle sensibilité qui n’a pas sous-estimé la difficulté qu’il y avait à monter la pièce. Aucun effet inutile, aucune rupture de rythme, aucune criaillerie mais une direction d’acteurs irréprochable comme on en voit peu.Et c’est vraiment une belle idée que d’avoir installé ce huis-clos dans cette petite salle du Paradis. Impossible de trouver un endroit plus approprié et il n’est pas certain que la pièce fonctionnerait aussi bien sur une scène plus traditionnelle… Dès les premières minutes, Yves Arnault et Charlotte Blanchard, tous deux remarquables et en parfait accord, s’emparent du plateau; ils sont d’une formidable présence et tout à fait crédibles. Elle sort de scène épuisée d’avoir tant donné mais avec, comme son camarade, une discrétion dans le jeu absolument exemplaire. Diction, gestuelle, maîtrise du temps et de l’espace, scénographie: lumières rien à redire.Un grand et beau travail!
Et l’histoire finit comment? Ce serait dommage de vous la dévoiler. Mais si vous avez la chance de pouvoir assister à Blackbird, allez-y, vous ne le regretterez pas. La fin imaginée par David Harrower est d’une rare élégance-certains diront un peu téléphonée-mais quel scénario, quel bonheur théâtral! On ne vous le dira pas tous les jours
Philippe du Vignal
Théâtre du Lucernaire jusqu’au 19 janvier.