Ionesco suite d’après Ionesco, création collective, mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Motta.
Ionesco suite est installé au Théâtre des Abbesses dans une configuration provisoire où il y a quelques rangées de spectateurs installés sur la scène et quelques gradins qui recouvrent la salle habituelle. Cette disposition provoque une sorte d’intimité remarquable entre le public et les acteurs.
Rien sur scène ou presque: une longue table étroite, couverte d’une nappe blanche, à la Tadeusz Kantor ou à la Jérôme Deschamps ou aux deux, c’est encore mieux, des chaises en bois dépareillées, quelques costumes et perruques foutraques décrochés dans les réserves du théâtre.
Vous ajoutez un cocktail d’extraits de pièces moins connues de Ionesco comme Jacques ou la Soumission, Délire à deux, ou bien tout à fait culte, comme La Leçon ou La Cantatrice chauve; vous complétez par quelques improvisations, et vous faites agiter le tout par certains des plus anciens compagnons de route d’Emmanuel Demarcy-Motta depuis le début des années 90 et que l’on a pu voir dans ses récents spectacles (Six Personnages ou Casimir et Caroline): Charles Roger Bour, Céline Carrère, Jauris Casanova, Sara Faure, Stéphane Krähenbühl, Olivier Le Borgne et Gérard Maillet… Bref, une bande d’acteurs expérimentés à l’impeccable diction et à la non-moins impeccable gestuelle qui se connaissent bien, et dont le jeu a une exceptionnelle unité.
»La troupe fonctionne comme une sorte d’orchestre, où chacun retrouve son instrument, cherche d’autres interprétations, dit Emmanuel Demarcy-Motta, et où le metteur en scène (cette espèce de chef d’orchestre qui disparaît le jour du concert) doit viser à modifier, ici ou là, un tempo, un jeu de scène, une intention, une orientation, une interprétation ».
Avec ce que cela suppose de petits changements au cours du temps dans ce laboratoire où le langage du quotidien est sans cesse trituré, malaxé par Ionesco pour en faire jaillir à la fois les stéréotypes, les incongruités mais aussi toute la poésie et parfois aussi les hasards de l’oralité.
Sous les textes du franco-roumain Ionesco, on retrouve souvent ceux de l’autre immense poète roumain Ghérasim Luca qui vivait en France et qui s’est jeté dans la Seine en 94. Lui, le discret Luca dont Deleuze disait, dans L’Abécédaire, qu’il était le « plus grand poète de langue française vivant».
Phrases sorties de leur contexte et rendues absurdes, répétitions, et enchaînements de mots donc de concepts rendus tout autant absurdes ou insipides: Ionesco fait feu de tout bois avec un sens de la dérision qui fait parfois chez lui basculer le comique dans l’expression d’un tragique de la vie qu’il dissimule avec pudeur. L’homme- écrivain mille fois reconnu en France comme à l’étranger-que nous n’avons rencontré qu’une fois à la fin de sa vie, paraissait terriblement seul, angoissé et amer.
Pourtant, et ce n’est pas un paradoxe, quelle formidable source de rire que cette série de petites scènes qui sont ici très bien jouées. et où rien dans la mise en scène-éclairages, partition sonore, déplacements- n’a été laissé au hasard. Jamais peut-être le travail d’Emmanuel Demarcy-Motta n’aura été aussi précis et mieux perçu que dans ce cadre presque intimiste et ses comédiens comme lui ont pris, ont sans doute pris beaucoup de plaisir à cette création.
Il y a bien quelques moments où l’accrochage des textes entre eux semble flotter un peu, surtout vers la fin des 75 minutes mais sinon, quelle belle invention scénique ! Tout est à la fois-apparemment- tout à fait simple dans ces dialogues aberrants d’où toute psychologie a disparu mais terriblement efficaces… Et comme nous avons vu ce Ionesco suite en matinée, l’esprit est plus éveillé qu’en soirée et l’on n’en savoure qu’avec plus de plaisir ces dialogues aberrants et parfois féroces, d’où toute psychologie a disparu! Les lycéens et les autres, les plus jeunes et les plus âgés, les femmes comme les hommes, personne ne boudait son plaisir…
On redécouvre en effet un autre Ionesco, plus proche de nous finalement que celui des grandes envolées du Rhinocéros, pas toujours aussi convaincantes. Emmanuel Demarcy-Motta n’ a pas raté son coup, et souhaitons lui, puisque c’est dans son prochain programme, de remonter sur la scène des Abbesses, plutôt que dans la grande coquille du Théâtre de la Ville, Victor ou les Enfants au pouvoir de Roger Vitrac, un des prédécesseurs de Ionesco: on ne dira jamais assez combien le lieu scénique a une importance capitale dans le perception d’une spectacle.
En tout cas, on ne vous le dira pas deux fois, on ne vous le dira pas trois fois, on ne vous le dira qu’une seule fois: ne dites pas : « Ah! Ionesco encore! » Mais allez-y en toute confiance; cela nous étonnerait que vous soyez déçu de ce voyage aux Abbesses et vous pouvez même y emmener de grands enfants.
Philippe du Vignal
Théâtre des Abbesses jusqu’au 31 janvier