Un Fil à la patte
Un Fil à la patte de Georges Feydeau, mise en scène de Lise Quet.
C’est une des plus connues et des meilleures de Feydeau mais difficile de résumer cette pièce bâtie sur une situation ingérable: Lucette Gautier, chanteuse de café-concert, aime Bois d’Enghien dont elle est la maîtresse depuis longtemps mais il veut la quitter pour un très riche héritière, Viviane, la fille de la baronne Duverger qui a engagé… Lucette pour qu’elle vienne interpréter quelques chansons à la soirée du mariage qui doit suivre la signature du contrat.
Et Bois d’Enghien doit annoncer sa décision de rompre à Lucette après un déjeuner où sont conviés Cheneviette l’ex-mari toujours à court d’argent, Fontanet, un bonhomme assez peu sympathique à l’haleine très chargée et enfin Nini, une belle jeune femme qui a réussi à quitter la prostitution mondaine pour devenir comtesse
Débarque alors Bouzin, compositeur et parolier raté et par ailleurs clerc de notaire; minable, mal habillé, ridicule. Bref, il n’ a rien pour plaire mais il est quand même assez rusé et, sans trop de scrupules, arrive à faire croire que c’est lui qui a offert un luxueuse corbeille de fleurs à Lucette.. Où se trouve aussi une bague magnifique, ce qu’il ignorait, cadeau du général sud-américain Irrigua, qui, éperdu d’amour, a offert à Lucette. Cet ex-ministre a été condamné à mort dans son pays pour avoir détourné une énorme somme destinée à acheter des bateaux militaires…
Tous sont entraînés malgré eux dans une spirale infernale où l’argent, les placements et les beaux mariages sont à la fois le nerf de la guerre et le fondement même de l’action principale et des actions secondaires. Feydeau, excellent observateur de la société de son époque, est lucide et impitoyable! Bois d’Enghien aime sans doute Lucette, encore que… Mais il n’est pas assez fortuné pour l’épouser. Nini, elle, a réussi à s’élever dans la société et à devenir comtesse parce qu’elle n’a aucun scrupule, et ici, dans ces mariages arrangés, le cynisme laisse peu de place aux sentiments amoureux.
Feydeau, en parfait entomologiste, ne nous fait grâce de rien et ses dialogues sont à la mesure de cette loi de l’offre et du marché: « -Elle est jolie? -64.000 livres de rente. -Même la beauté se vend mal « …Nous sommes dans une société marchande où chaque chose a un prix, ce dont les domestiques qui vivent dans un microcosme parallèle, sont bien conscients et dont ils profitent aussi sans le moindre état d’âme.
Nombreux personnages, quiproquos en cascade, imbroglios explosifs, on passe souvent à côté de la catastrophe et c’est un véritable régal pour les comédiens mais cela demande une grande exigence dans la dramaturgie au metteur en scène quand il s’agir de faire tourner cette mécanique. Jérôme Deschamps avait superbement réussi son coup à la Comédie-Française qui n’avait pas lésiné sur les moyens techniques .
Mais cela était intéressant d’aller voir comment une bande de huit comédiens pouvait s’emparer de la pièce, dans des conditions moins luxueuses mais tout à fait correctes, et jouer quinze personnages avec trois bouts de ficelle et demi, et l’énergie de la jeunesse. Ce qui n’est pas du tout évident quand on a une expérience forcément limitée mais… c’est une heureuse surprise!
Les domestiques de ce Fil à la patte, en habit noir, accueillent chacun des spectateurs avec quelques mots en dormant à moitié! Le ton est donné et Lise Quet arrive assez vite à imposer un ton et un rythme à cette suite de scènes délirantes, et à rendre tout à fait crédibles ces personnages sans doute paumés dans des aventures inextricables mais qui sont loin d’être stupides, comme on le croit généralement.
La direction d’acteurs de Lise Quet est de très bon niveau-gestuelle, déplacements et diction impeccables-et la jeune metteuse en scène sait où elle va; on entend bien le texte et, comme la scène n’est pas très vaste, il y a une grande proximité avec les acteurs: Nicolas Fantoli, Cindy Rodrigues, Julien Large, Lionel Rondeau, Damien Prévot, Florent Besson, Amandine Calsat, Claire Pouderoux.
Et cette proximité, ces effets de gros plan ne sont pas si fréquents pour un Feydeau ou un Labiche, ce qui donne un changement de focale tout à fait intéressant.Entre autres exemples: on voit particulièrement bien ce pauvre hère de Bouzin dont le personnage acquiert ainsi une humanité un peu douloureuse. Que demande le peuple? Le peuple, lui, se laisse vite embarquer dans ces dialogues surréalistes et rit de bon cœur au jeu de massacre imaginé par Feydeau.
Du côté des bémols: il y a quelques facilités dans le jeu: Lise Quet aurait intérêt à resserrer d’urgence les boulons, en particulier dans les scènes plus intimes. Mieux vaudrait aussi qu’elle nous épargne les courses de personnages dans la salle mal gérées et sans intérêt; on peut aussi regretter quelques creux sans doute dûs à des coupures qui sont toujours délicates à faire quand il s’agit de Feydeau ; c’est encore parfois encore un peu brut de décoffrage. Mais après les premières, cela devrait s’arranger.
Jérôme Satie a conçu une scénographie un peu approximative mais sans aucune vulgarité, et cela fonctionne donc plutôt bien, les acteurs se chargeant des changements des quelques décors. Les costumes d’époque coûtent cher mais Alice Beattie a habilement contourné la difficulté. Ce qui frappe en tout cas dans cette mise en scène, c’est l’absence de complaisance et la cohérence du travail de cette petite compagnie d’origine aveyronnaise…
Encore une fois, on peut émettre des réserves, le spectacle est loin d’être parfait mais sans à-coups et très vivant. Aux meilleurs moments, on pense au jeune Chéreau de L’Affaire de la rue de Lourcine de Labiche ou aux premiers spectacles de Deschamps et Macha Makeieff. Si, si c’est vrai!
On entend Feydeau comme on l’entend peu souvent, et c’est tout à fait savoureux.
Philippe du Vignal
Théâtre de Belleville 94, rue du Faubourg du Temple 75011 Paris T: 01-48-06-72-34 jusqu’au 28 février.