Farenheit 451

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Farenheit 451, de Ray Bradbury, adaptation et mise en scène de David Géry

Le livre sort en 53, trois ans après les Chroniques martiennes que Bradbury avait  adapté lui-même pour le théâtre, et qui le consacrent comme grand écrivain de science-fiction.
Avec Farenheit 451, il obtient, en 54, le prix Hugo du meilleur roman. Il nous plonge au cœur du politique, de la censure, du totalitarisme, de la notion de responsabilité,  de l’entrée en résistance, et de la vie telle qu’elle est, surjouée et envahie par les médias qui abrutissent et  qui manipulent.
Un demi-siècle plus tard, le visionnaire  avait raison et  ces autodafés ne sont pas si éloignés d’une certaine actualité qui efface la mémoire et  unifie la pensée par le terrorisme. On retrouve ici un triple mouvement qui puise au plus près de la matière première, et garde la poésie et la violence, pour décrire l’inconcevable. La progression dramatique se fait autour du personnage de Guy Montag, (Quentin Baillot), pompier remplissant avec zèle la mission d’Etat qui lui est confiée, non pas celle d’éteindre les incendies, mais de dénicher les détenteurs de livres et ouvrages en circulation, afin de les brûler.
D’où le titre, qui fait référence à la température en degrés Farenheit, à laquelle le papier commence à brûler spontanément au contact de l’air, en point d’allumage spontané. Le Foyer et la Salamandre, premier mouvement du livre, met en scène la rencontre entre Montag et Clarisse, jeune femme singulière, poétique à souhait (Lucrèce Carmignac), qui ébranle, au fur et à mesure, ses certitudes et qui bouleverse sa vie. Clarisse est en marge, son système de valeurs et ses codes, son langage, sont aux extrêmes de ceux qu’impose la société (le maccarthysme de l’époque). Chacune des rencontres est un palier vers le doute et son image, tel un mirage, finit par le hanter.
Quand il rentre chez lui, l’atmosphère est toute autre. Mildred, son épouse (Clara Ponsot), femme-enfant capricieuse collée à ses baladeurs-coquillages et ancrée dans la vie virtuelle, le simulacre et la consommation, témoigne d’un monde mort, celui de l’émotion, des sentiments et de l’amour. Des murs d’images projetées (vidéo de David Coignard) sur des praticables esquissant les lieux de l’action que sont la rue, la caserne ou la maison, (scénographie de Jean Haas), font tanguer tout rationalisme et entraînent le spectateur dans un rêve éveillé, sur fond de narration en voix-off (David Géry signe aussi l’environnement sonore).
Beatty, chef des « ombres brumeuses »et des enfers (Alain Libolt), Hadès pervers et cynique , inscrit dans la lignée des sanguinaires et supérieur de Montag, sentant la faille, le relance et le traque jusque chez lui, en un dialogue inquisiteur. A sa botte, deux opérateurs en combinaison de survie, tels des cosmonautes, qui, comme lui, n’ont guère de problème de conscience, Granger (Gilles Kneusé) et Stoneman (Pierre Yvon), aidés du Limier-robot, sorte de détecteur de mensonges, puissant mille-pattes pointant ses aiguilles de venin ; une lumière verte et crue de type laser, dans un entrebâillement de porte, et cela suffit pour le représenter (création lumière de Dominique Fortin).
Dans ce contexte de terre brûlée, Montag se consume lentement, jusqu’à avouer l’indicible à sa lointaine épouse : le choc reçu, face à une vieille femme qui choisit de brûler avec ses livres, plutôt que de les lâcher, et son terrible secret, le livre dérobé ce jour-là, ainsi que d’autres qu’il a soustraits au feu et cachés, tel un butin, derrière la grille du climatiseur.
Ce premier mouvement, véritable descente aux enfers de Montag, place le spectateur dans une spirale de destruction de la culture, par le feu : nous sommes au cœur du brasier, de la mise au feu des livres et de l’incendie des maisons, très bien réalisés  par  Jeff Yelnik).
Dans le second mouvement, intitulé par Bradbury Le Tamis et le Sable, Montag cherche à comprendre ce qu’il y a de subversif dans les livres, ce qui justifie leur interdiction et il  prend donc  son destin en mains. Devenu narrateur, il part à la recherche de Faber, dont il se souvient, passionné de littérature et qui possède la connaissance, (Simon Eine) homme sensible, nourri secrètement de poèmes et cachant sur lui Capitale de la douleur d’Eluard : «J’ai fermé les yeux pour ne plus rien voir»… homme fantasque avec lequel s’engage un dialogue sur le sens des ouvrages et leurs contenus, à qui il propose d’en ré-imprimer : «J’ai besoin de vous pour apprendre», lui dit Montag qui lui confie une puce-coquillage qui, comme une discrète oreillette, leur permet de communiquer, pour comprendre ce qui anime Beatty et sa clique, dans ce processus de destruction du savoir.
Ce second mouvement est ponctué des caprices de Mildred qui va jusqu’à la trahison. L’action bascule au retour de Montag dans sa caserne, quand, mandaté pour une nouvelle mission incendiaire, il se retrouve face à sa propre maison. Il s’exécute, détruit scrupuleusement ce qu’il avait construit, puis dirige son lance-flamme vers son supérieur harceleur, qu’il exécute. Faber à distance, tente de le guider.
Dans le dernier mouvement du livre, L’Éclat de la Flamme, une chasse à l’homme est engagée. Montag s’enfuit de la ville, traqué par les forces policières et médiatiques. Il leur échappe et pénètre dans la forêt des Hommes et Femmes Livres, une communauté de résistants qui ont appris des ouvrages entiers pour les sauver de l’oubli. Il y voit la possibilité d’un nouveau départ.
Dans ce final surprenant, dépouillé et ardent, la théâtralité est toute autre : sur un plateau nu, une dizaine de lecteurs devenant auteurs, tels des invités-surprise, délivrent au public, chacun à leur tour, la parole écrite de leur livre choisi, comme une confidence.
Cela tient d’une sorte de musique de chambre, grâce aux dialogues en duo qui ponctuent le spectacle, et de l’opéra wagnérien par l’amplitude du sujet, l’adaptation du roman de Bradbury dont s’était magnifiquement emparé  François Truffaut, trouve  ici  grâce au travail dramaturgique et scénique précis de David Géry, une grande pertinence, entre l’intime et l’universel.
Sa réflexion sur la notion de résistance, éprouvée déjà il y a quelques années, dans une adaptation de Bartleby  d’Herman Melville, et la lecture qu’il donne du monde, participent d’un parcours artistique engagé. Dernière page du livre, Apocalypse de Saint-Jean apôtre et Ecclésiaste : «Des deux côtés du fleuve était l’arbre de vie qui porte douze fruits et donne son fruit chaque mois ; et les feuilles de cet arbre sont là pour guérir les nations»…

Brigitte Rémer

Théâtre de la Commune-Centre dramatique national d’Aubervilliers, jusqu’au 3 février, puis en tournée.


Archive pour 21 janvier, 2013

Protée

Protée de Paul Claudel, mise en scène de Philippe Adrien.

ProtéeProtée c’est le drame satyrique qui concluait les représentations de L’Orestie d’Eschyle que  Claudel avait traduite.
Ici, Protée est un vieux demi-dieu qui habite sur son île de Naxos, où il vit entouré de la nymphe Brindosier et de son troupeau de satyres qui sont ses prisonniers.
Le roi grec Ménélas débarque sur l’île avec  un bateau délabré,  accompagné d’ Hélène enlevée  par le rusé Pâris, le fils du roi troyen Priam et qu’il a enfin récupérée après dix ans de guerre de Troie.  Quant à Brindosier, elle voit l’occasion de pouvoir enfin quitter l’île. Elle se fait passer auprès de Ménélas pour la véritable Hélène, qu’elle  persuade de rester avec Protée en échange de quelques bijoux de pacotille.
Protée refusera d’aider Ménélas et de laisser partir Brindosier qui se fait passer alors  auprès de Ménélas pour la véritable Hélène. Mais Jupiter veille et ne va pas tarder à reprendre Hélène; le vieux Protée se retrouvera seul à Naxos qui va être emporté par la mer.

La pièce, écrite en 1913, avait été montée par un groupe d’étudiants de la Sorbonne en 38, ce qui ne nous rajeunit pas. Et après plusieurs projets avortés, la pièce avait été enfin  mise en scène en 55 par Raymond Gérôme et c’est… Michel Piccoli qui jouait Ménélas. Mais Claudel, qui avait écrit un Prologue pour cette création,  mourra deux jours avant la première.. Elle fut remontée deux ans plus tard par Serge Ligier avec notre consœur Caroline Alexander qui jouait Hélène.
 Pas très souvent jouée, cette bouffonnerie mythologique qui sent les plaisanteries de khâgneux et qui ouvre le porte aux décalages et aux anachronismes faciles avait  à la fois séduit et rebuté Philippe Adrien. La pièce, dit-il,  » sans doute en raison du côté alambiqué de la première scène, lui tombait des mains ».  Effectivement la première scène est assez confuse mais ensuite c’est souvent un feu d’artifice… « Pure merveille d’humour et d’audace « comme il le dit aussi? Sans doute pas quand même,  et l’on sourit plus que l’on ne rit à cette pièce un peu compliquée.
Mais il y a des dialogues savoureux et superbement écrits comme celui entre Hélène et Brindosier, du genre: « Que vous êtes belle Hélène et que j’aime ces beaux yeux dépourvus de toute expression, que vous vous tordez lentement vers moi!  » Et l’on retrouve aussi dans Protée  la déclinaison de thèmes claudéliens tels que la nuit, le silence, le plaisir gourmand de déguster la vie quotidienne de bonnes choses.

Philippe Adrien a de toute évidence pris du plaisir à mettre en scène Protée et  sa direction d’acteurs est impeccable;  Et il y a de belles inventions: entre autres, l’arrivée de Ménélas , le troupeau de satyres, ou  ce repas de phoques incarnés par des marionnettes. Et comme il a su réunir de bons acteurs-en particulier Eléonore Joncquez, épatante en  Brindosier, cette pochade d’une heure dix est vite et bien enlevée. Et la musique et le son de Stéphanie Gilbert sont pleins d’humour.
Quant aux vidéos de plages grecques en fond de scène, elles  n’étaient sans doute pas indispensables mais bon, on les oublie vite. Et si vous n’avez pas envie d’aller jusqu’à la Tempête pour une heure dix, vous pouvez compléter votre soirée le samedi seulement avec Le Partage de midi qui est joué  juste après et qui est aussi mis en scène par Philippe Adrien.

Philippe du Vignal

Théâtre de la Tempête jusqu’au 24 février. Attention: il y a différents horaires selon les jours. T: 01-43-28-36-36

Calme

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Calme de Lars Norén, d’après la traduction de Camilla Bouchet, adaptation et mise en scène de Jean-Louis Martinelli

Lars Norén, à soixante-huit ans, a écrit plus de quarante pièces traitant le plus souvent de maladies psychiques, perversions sexuelles et relations  conflictuelles, voire violentes, entre parents et enfants. Proche de Strindberg, Ibsen et Tchekov mais aussi de Bergman auquel il a succédé un temps à la tête du Théâtre National de Suède, il est maintenant bien connu en France et c’est sa quatrième pièce après Catégorie 3.1 en 2001 déjà, Kliniken (2007) et Détails (2008) que le directeur du Théâtre des Amandiers-Nanterre  met en scène.
Calme est une œuvre déjà ancienne que Lars Norén a écrite à cinquante ans en 84. « C’est, dit Jean-Louis Martinelli, la plus autobiographique et il applique à sa famille, le même traitement d’écriture que dans Catégorie1.3″. Au bout du compte, Calme serait comme un concentré d’une vie de famille sur une journée… Avec, bien entendu, une bonne dose d’autobiographie et John représente Lars à 25 ans : «J’ai peut-être continué à développer ça : un œil d’enfant qui espionne, le détective privé de la famille», dit le dramaturge qui a eu une triste enfance: un père alcoolique, une mère esseulée et qu’il perçoit distante, et un frère rival parce que plus aimé. Calme ? Oui,  après la tempête qui secoue les personnages de cette saga familiale, deux jours durant,  où ils se reprochent  leur solitude et  leur manque  d’amour. Mais, à la fin, pour  continuer à  vivre, seule solution: l’oubli : «On est obligé d’oublier. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? »
On n’est pas dans le réalisme, ce sont des moments de vie accolés sans que  l’auteur nous raconte réellement une histoire. La pièce rappelle Automne et Hiver où Lars Norén analysait la vie de quatre personnages qui finissaient par révéler les non-dits jamais exprimés et enfouis dans leur inconscient: le père, la mère et les deux filles dont la plus jeune se révoltait.

Ici, cela cela se passe dans un hôtel-restaurant au bord d’une plage -les parents de Norén étaient restaurateurs- et quand la pièce commence, Ernst, le père qui a  la cinquantaine, téléphone à quelqu’un de sa famille pour le supplier de l’aider financièrement à renflouer son entreprise que les clients ont désertée. Au bord du dépôt de bilan, il lui faut très vite rembourser  3.000 couronnes, sinon, il devra vendre son unique bien. (Cela a des airs de La Cerisaie qu’une famille va être obliger de quitter… )
L’unique serveuse, comme on l’apprendra dans une scène suivante, n’a pas été payée depuis deux mois! Et Ernst, sans être jamais vraiment ivre, va trop souvent à la cave pour se consoler à coups d’aquavit. Sa femme, atteinte d’un cancer, sait qu’elle n’en a plus pour très longtemps. Quant à leurs fils,  John est vaguement  poète et vit à Stockholm, probablement d’expédients et Ernst lui envoie de l’argent en cachette. Ce que découvre et lui reproche avec violence Ingemar, son autre fils qui va emmener sa mère Léna à la clinique pour connaître le résultat de ses derniers examens. Bref, l’atmosphère est lourde dans cet hôtel déserté et un peu minable dont la salle à manger  donne sur la mer.

Ernst et Léna, un vieux couple n’a pas divorcé et les enfants devenus grands sont restés leurs enfants, même si John n’a pas donné de ses nouvelles depuis plusieurs mois et si Ingerman n’est pas spécialement tendre avec son père qu’il accable de reproches. Bref, que du très banal! Et il y a, dans cette longue journée, comme une sorte de catharsis familiale; tous les quatre auront pu enfin se parler et un indispensable dialogue aura eu lieu.
Rien, bien entendu, ne sera réglé pour autant mais la vie continuera, pas très brillante, avec sa cohorte de bonheurs et malheurs: Léna mourra dans quelques mois, c’est désormais une certitude. John restera sans doute un poète raté incapable prendre sa vie en mains, Ingemar aura le plus grand mal à  quitter cette maison qu’il a pourtant en horreur. Et Ernst restera jusqu’au bout avec sa femme désormais en phase terminale comme on dit… L’hôtel-restaurant fermera et la femme de chambre sera au chômage.

Mais, au moins, les choses auront été dites et comme le remarque finement Jean-Louis Martinelli: « C’est l’apaisement après la crise, parce que l’énonciation a pu se faire ». Bref, il y a de la fonction « phatique » dans l’air: on parle, on parle même beaucoup, presque toujours dans un dialogue à deux où  émergent alors tous les anciens non-dits jamais proférés comme  dans une famille après un décès. Mais ici, léger bémol: le décès n’a pas encore eu lieu…Et c’est passionnant et sans doute là, dans cette frange entre la vie et la mort, l’émotion est la plus palpable…

Après l’entracte, on retrouve la même famille mais sur la plage figurée par une grande toile-photo. La confrontation devient plus dure et tourne même au pugilat  entre les frères, devant une mère affaiblie qui distribue déjà ses vêtements et qui va trier ses papiers avant sa disparition programmée par les médecins. Même si Ernst lui dit qu’ils auront de petits enfants et qu’il fera tout pour qu’elle s’en sorte…  Mais y croit-il lui-même? On ne le saura jamais. Une des dernières phrases de Léna à son fils fait froid dans le dos:  » Je vais mourir, John et tu vas être obligé de te débrouiller tout seul ».

La mise en scène de Jean-Louis Martinelli est exemplaire d’intelligence et de  précision et sa direction d’acteurs sans défaut. C’est un beau travail sur le texte et sur l’interprétation que l’on peut en donner: Delphine Chuillot, Jean-Pierre Daroussin, Alban Guyon, Christiane Millet et Nicolas Pirson sont tous les cinq remarquables de vérité. Aucune criaillerie, aucun effet inutile, aucun cabotinage mais la vérité d’une vie familiale recréée à quelques mètres de nous. Les spectateurs, très attentifs,  écoutent ces discussions comme celles de proches parents…
Sur le grand plateau de Nanterre, le metteur en scène a réussi à créer une sorte d’intimité entre les personnages mais aussi une belle complicité avec le public. Mais l’entracte, sans doute nécessaire vu la longueur du texte, casse le rythme et la dernière heure, malgré la montée des antagonismes, peine à trouver son rythme. Sans doute, tout a été dit et on a un peu de mal à garder son attention une heure de plus. Mais la tentative de ces êtres pour parvenir à une sorte de vérité personnelle est tout à fait impressionnante et l’on sort de Nanterre, comme libéré et  finalement assez heureux.
Vraiment, allez-y (neige ou pas neige, la navette fonctionne bien) et vous ne le regretterez pas.

Philippe du Vignal

Théâtre des Amandiers-Nanterre, ( Hauts-de-Seine) jusqu’au 23 février.

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