N’être pas né
N’être pas né d’Yves Cusset, « tragédie comique en prose ordinaire« , mise en scène de Philippe Touzet.
Yves Cusset reprend le début de la phrase bien connue de Cioran: « N’être pas né, quand on y songe, quel soulagement, quelle liberté, quel espace » pour baptiser son quatrième solo.
Le comédien/philosophe ou le philosophe/ comédien est une figure un peu à part dans le domaine du spectacle, encore qu’il ne soit pas le premier à passer de Normale sup (entre autres Jacques Nichet, et plus récemment Myriam Marzouki) avec agrégation et thèse de philo, à l’univers de la scène moins luxueux et semé de coups tordus.
Auteur d’un remarquable essai consacré au philosophe Habermas, Yves Cusset continue à enseigner la philosophie politique à Science-Po Paris.
Dans une des petites salles pas très nette-fauteuils délabrés, voire déchirés-fond de scène noir mais griffé et température des plus rafraîchissantes-du Théâtre de Ménilmontant, il nous donne à voir et à entendre un solo à la fois philosophique et comique, ce qui n’est pas incompatible…
Très à l’aise, en pantalon noir, chemise et pull-over rouges, il accueille, debout dans la salle, le public avec une grande gentillesse, comme les profs malins le font aux rentrées scolaires pour séduire des nouveaux élèves que l’on n’a jamais vus. a quarante et un ans , on se refait Pas!
« Les spectateurs entrent, mais rien n’a l’air prêt : le régisseur s’agite sur scène, et le comédien, rentrant sur scène et s’apercevant à sa grande surprise que le public est entré prématurément, va dans la salle s’adresser à lui, en attendant que la scène soit prête », dit la didascalie du texte. Yves Cusset bavarde avec le régisseur. C’est assez conventionnel, et les lumières de la salle qu’on laisse éclairée sont sordides.
Le comédien a quelque mal, comme cela à froid, à être vraiment convaincant. Et le contraire serait étonnant… Bref, ce prologue a quelque chose de raté qu’il faudrait revoir d’urgence, mais ensuite, c’est un véritable feu d’artifice, d’une intelligence et d’une force indéniable. Pendant une heure, avec une diction impeccable, Cusset fait partager son étonnement philosophique au public.
C’est, aux meilleurs moments, souvent aussi fort que, par exemple, qu’une lecture de L’Expérience émotionnelle de l’espace de Pierre Kaufman mais… plus accessible et sans doute parfaitement adapté au solo et à un petit espace scénique… C’est un cocktail enivrant où la réflexion sur le parcours d’un être humain a la meilleur part.
Etonnement d’être sorti du ventre d’une mère pour être au monde, étonnement de faire le grand écart entre le temps et l’espace, étonnement du mélange comique/tragique qui est à la base de notre vie quotidienne: « Le rire dissimule de son éclat diabolique la tragédie de la condition humaine. Le comique nous fait trompeusement du bien en détournant le malheur à son profit. Alors que le tragique, lui, nous fait vraiment du bien, en suscitant sans détour terreur et pitié. C’est ce qu’Aristote appelait « catharsis », pour la bonne raison qu’il était grec. La catharsis, c’est une purge anti-dépression : vous éprouvez une telle compassion au spectacle d’un malheur tellement immense, tellement pur et implacable, que cela vous purge d’un coup de toutes vos passions tristes. C’est donc le tragique qui rend vraiment moins triste ! Pleurez, vous serez moins tristes, voilà la vérité. «
Mais Yves Cusset n’hésite pas aussi à parler sexe, naissance et mort du corps humain, simplement figuré par celui en plastique d’une grande poupée nue : c’est souvent cru mais pas vulgaire, et surtout formidablement accessible àun public qui retrouve vite ses repères personnels, quand il parle des angoisses de la petite enfance.
Même si le comédien use et abuse des jeux sur et avec les mots , très Normale Sup, avec un attrait non dissimulé pour les allitérations du genre : « Epaté par ses tétons, je me suis laisser tenter par la tétée, et tout tétard que j’étais… « . « Esquimaux qui se donnent des coups de langue en chantant pour se réchauffer: « Lapons, Lapons « . Je n’avais pas peur de la laper ». Ou plus facile: Lait Xomil, ou plus compliqué du genre: Oedeme d’Oedipe… Cela va parfois un peu vite et il vaut mieux suivre mais, comme Cusset est aussi simple que brillant, et qu’il a compris que ses spectateurs adorent être parfois emmenés sur les chemins de la régression, cela fonctionne sans accrocs avec une connivence assez rare, un peu comme dans les conférences de Michel Onfray à l’Université populaire de Caen, lui aussi autre philosophe seul en scène et généralement haï des autres philosophes, au motif qu’il ne serait pas philosophe! Allez comprendre…
Le solo est sans doute encore un peu brut de décoffrage, et la mise en scène demanderait à être sérieusement affinée. mais sinon, le dernier Cusset est un vrai régal de spectacle qui mériterait d’être joué dans de meilleures conditions.
Théâtre de Ménilmontant jusqu’au 3 mars du jeudi au samedi à 19h 30 et le dimanche à 16 h 30.
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