La mécanique des phénomènes

La Mécanique des Phénomènes, concept et réalisation de Cécile Saint-Paul

La mécanique des phénomènes negatifLa caméra s’attarde dans une cour d’école, comme un leitmotiv, livrant des images en noir et blanc, légèrement surannées. Le récit introspectif qui l’accompagne, empreint de mélancolie, est à la première personne.
Quand l’écran s’efface, on pénètre dans une salle de classe éclairée aux néons, et on découvre une belle profondeur de champ, avec huit bureaux, où les élèves s’installent au fur et à mesure. Quelques retardataires les rejoignent, à leur rythme.

L’endroit est désuet et les écoliers semblent sortis d’un film de Truffaut, années soixante. Chacun vaque, de manière concentrée et répétitive, à son propre rituel: le papier qui tombe, la feuille qu’on déchire, le lacet rattaché, le bruit des chaises sur le parquet… On remarque à peine le maître, sans doute ce grand au pull bleu, qui donne le ton et le titre des séquences inscrites à la craie blanche qui grince sur l’ardoise du tableau noir; parfois, une écolière au profil de rapporteuse, chuchote en aparté : « Qui, moi ? Mais non !  » Le bon élève fait et refait ses calculs, sans lever la tête et n’ira pas en récré, et le rêveur interroge les nuages.

Le spectacle est ponctué de quatre séquences de danse, du genre cours de gym ou gala de fin d’année, à partir de petits groupes qui se forment puis se dispersent : 
la danse du temps qui passe et qu’on n’arrive pas à rattraper ; la danse des gants de boxe ; la danse des papiers à la main ; cours magistral avec figurines dessinées au tableau. Moulinets appliqués et tempos rattrapés, dans une grande concentration et le plus grand sérieux, font figure de devoirs sur table.
L’homme au pull bleu lit la leçon à haute voix sans que le son ne nous parvienne et commente, règle à la main, les images en super huit au gros grain qui défilent, sur un petit écran déroulé  au coin de la classe. Une élève met ses patins à roulettes et sort, à toute allure, on la retrouve dans la cour de l’école, via le grand écran installé en fond de scène, puis,  image fugitive, étendue sur le sol.
Vient l’heure de la récitation, ânonnée, balancée, avec accrocs et pointillés, et peu importe les paroles, pourvu qu’on ait la musique, et celle de la lecture rapide que l’on ingurgite, sans en comprendre le sens…Il y a ensuite un film muet super huit en  négatif argentique.
Puis suit la récré, tous, sauf  un, sortent dans la cour et forment de petits cercles de discussion, filmés  par une caméra qui les suit. Drôle d’école où l’on fume, sans être inquiété… Transgression ? Rêve ou réalité ? Cauchemar ou provocation ? L’école est copie conforme, avec ses éternels platanes, sorte d’oasis des villes. Les bureaux changent de place :  ceux de derrière passent devant, sans échelle de valeurs. Une chaise vide, bouge, seule, par enchantement, comme celle de la patineuse.
Le spectacle est ainsi fait d’une succession de scènes, comme autant de petites touches, avec des gestes en canon et des interférences, des retours sur image, avec un  récit qui revient, comme un film conducteur, ou comme une aquarelle avec variations d’intensité et couleurs qui débordent. Les musiques, de poème symphonique à air de tango, entraînent des réitérations d’images, qui se superposent, d’écran à écran.
Cécile Saint-Paul collabore avec la compagnie Les Endimanchés d’Alexis Forestier depuis 93, comme comédienne et  cinéaste,  tout en réalisant ses propres projets. Elle travaille ici le hors-champ, en toute liberté. Le final nous montre l’arrière du décor : la caméra filme, dans la nuit éclairée par des spots, les comédiens qui  sont sortis dans la cour, et la porte de la classe vide, restée grande ouverte.
La réalisatrice-metteuse en scène utilise l’espace, avec un jeu du dedans/dehors et  construit une dramaturgie personnelle, entourée d’Anne Attali, Marc Bertin, Patrick Blauwart, Denis Gobin, Vincent Joly, Camille Maury, Corine Miret, Barnabé Perrotey, Anaïs Rousset, neuf comédiens et techniciens qui la suivent avec générosité.

Dans sa démarche, c’est l’image qui conduit le récit et le film est espace de représentation ; du réel à la fiction, entre le direct et l’indirect, l’écriture poétique tient du fragment et du collage.

Cécile Saint-Paul cite Gombrowicz, comme point d’appui: «L’important à mes yeux, c’est l’état d’immaturité que suscite et libère en nous toute culture aussitôt que, n’étant pas assez organique, elle se révèle insuffisamment assimilée et digérée » ; et dans le même esprit, même si ici, la classe est bien vivante et qu’il n’y a pas de mannequins, comment ne pas penser à Kantor et au cérémonial décalé de sa Classe morte.

Brigitte Rémer

Théâtre Marcellin Berthelot à Montreuil, le 2  février. Château de Blandy, le 28 avril.


Archive pour 8 février, 2013

Trois Sœurs

Trois Sœurs   trois_soeurs

Les Trois Sœurs de Tchekhov, traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, mise en scène de Claire Lasne-Darcueil.

Claire Lasne-Darcueil, dès 95, avait  fait le serment de monter intégralement le théâtre  de  Tchekhov, dans l’ordre chronologique. Après Platonov en 95, Ivanov en 99, La Demande en mariage en 2001, L’Homme des bois en 2002, et  La Mouette en 2005.
Pour la metteuse en scène sensible à l’univers de ce théâtre existentiel, l’auteur russe est un amoureux de la nature, de la gent féminine et des hommes en général, mais aussi un citoyen engagé dans la lutte contre les ravages de la misère et de la bêtise dans un pays immense. L’œuvre est un discours sur la recherche du bonheur pour tous – maîtres et valets -une parole attachante répartie entre des personnages impliqués dans le pressentiment du grand mouvement vers la Révolution russe.
Aujourd’hui, Claire Lasne-Darcueil prend des chemins vagabonds pour offrir une vision singulière de l’esprit des Trois Sœurs d’après Tchekhov. Il a, dit-elle, « consacré son existence à faire des vœux d’harmonie pour les générations futures, bénissant le progrès qui conjurait la pauvreté et l’analphabétisme, tant que ce progrès ne s’aviserait pas de détruire les elfes et les fées cachés dans les bois et dont chacun a besoin pour vivre « . Le lieutenant-colonel Verchinine (Patrick Pineau) du régiment de la petite ville  où vivent ces trois sœurs, prophétise que, seuls ses arrière-petits-neveux connaîtront une amélioration de leur existence.
On ne fait que rêver le bonheur mais on ne l’atteint pas. Le thème du temps qui passe, entre confidences sentimentales et débats philosophiques, dans l’insatisfaction des attentes personnelles, parcourt la pièce. Olga, Macha et Irina, des jeunes filles cultivées de province, fêtent l’anniversaire de la cadette en même temps que la fin du deuil paternel. Les trois sœurs, dont l’une est  mariée,  n’ont pour divertissement que les visites des officiers du régiment, occasions de discussion souriante, d’échange et de rencontre amoureuse.
Le rêve qui les hante est de retourner à Moscou, la ville  où elles ont passé leur enfance avec leur mère défunte. Mais le cours des choses,  avec leur cortège d’ennui quotidien et de trivialités,  emportera les espérances d’Olga, Macha et Irina et les empêchera de construire leur destin. Comment apaiser une souffrance profonde quand est éludée toute possibilité de consolation ?
Claire Lasne-Darcueil sait, avec un art pénétrant de la scène, combattre le désespoir et sauvegarder les elfes et les fées cachés dans les bois, et nous offrir une métaphore du rapport onirique des êtres au monde et à leurs rêves, une dimension infiniment humaine et poétique. Loin de toute volonté illustrative, la représentation joue –au sens fort du terme – du théâtre et du cinéma, grâce à la réalisation du film en noir et blanc de Martin Verdet et  Claire Lasne-Darcueil.
Du ciné-théâtre ou bien du ciné-spectacle… Le regard du spectateur se dirige ,alternativement et en même temps, de la scène à l’écran. Avec d’un côté, les  trois personnages féminins, dont la présence fantomatique n’en est pas moins intense. La grâce des trois jeunes femmes diffuse un éclat de sensualité. Anne Sée pour Olga, Julie Denisse pour Macha et Emmanuelle Wion pour Irina-excellentes-courent et dansent sur le plateau.
De l’autre côté, sur l’écran: un hors-scène qui est encore la scène avec le paysage hivernal ou estival de la Nature mère-le spectacle est composé de saisons -champs d’herbes hautes de campagne sauvage et d’arbres aux branches lourdes de feuilles frémissantes traverseés  par une  eau vive, dont les résonances musicales caressent l’oreille du public,  et  trilles entêtantes des oiseaux au printemps. Claude Guyonnet, Gérard Hardy, François Marthouret, Nicolas Martel, Patrick Pineau et Laurent Ziserman – sont les maîtres pleins de verve de l’écran.
Ils vivent hors plateau tout en s’accordant des « rencontres » avec les femmes sur la scène. D’un visage expressif agrandi à la silhouette de marionnette sur la scène, les échanges s’accomplissent à l’aide d’un geste, de la tonalité d’une voix ou de la tournure d’un dos. Les lumières sur un visage multiplient les reflets de miroir dans le miroir, et l’infiniment petit côtoie l’infiniment grand grâce au jeu des masques et marionnettes.
La main de Verchinine dont est amoureuse Macha devient sur l’écran un refuge dans lequel vient se lover la jeune femme attristée par le départ de l’amant. Cette main expressive contredit une autre toutaussi éloquente mais contrite de l’époux non aimé. Tendresse et émotion dans une ambiance de cinéma muet pour dire l’inexprimable, la force de la douleur et celle du plaisir d’être au monde.

Véronique Hotte

Cap Sud–Centre culturel à Poitiers. Jusqu’au 17 février 2013, vendredi, samedi à 20h30, dimanche à 16h. T : 05-49-62-97-47

 Spectacles à voir en février : à 20 h 30 les vendredis 1er, 8 et 15, samedis 2, 9 et 16, et à 16 h les dimanches 3, 10 et 17.

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