Troïlus et Cressida

Troïlus et Cressida de William Skakespeare, texte français d’André Markowicz, mise en scène de Jean-Yves Ruf.

Troïlus et Cressida  imagesLa pièce parue il y a juste quatre siècles n’ a pas grand chose à voir avec L’Iliade où Troïlus, fils du grand Priam,  n’apparaît qu’une seule fois et Cressida jamais.  Shapkespeare s’est plus inspiré du roman de Troie écrit en vers et très populaire au 12e siècle par  le trouvère Benoît de Saint-Maure, puis repris par Boccace  et enfin Chaucer au 14e siècle.
Mais Cressida, la fille du devin Clachas passé chez les Grecs, dont Troïlus, le fils de Priam s’et entiché,  n’est plus ici une veuve mais une  jeune fille sans beaucoup de scrupules,  sensuelle et amorale. Et,  dès le début de la pièce, la belle Cressida est réaliste,  voire cynique, et  n’a  aucune illusion sur ce que les hommes attendant d’elle. Elle fait déjà très bien la différence entre pulsion sexuelle et amour: « Vous les hommes, vous  êtes toujours pressés! »  et n’hésite pas à traiter  Pandarus,  son oncle,  de maquereau. Shakespeare donne lui-même le ton de la pièce quand il fait dire à Thersite à propos de la guerre de Troie :  » C’est toute l’histoire d’un cocu et d’une putain! » .

 Thersite, insolent mais lucide, comprend vite les  combines  d’Ulysse et du vieux  Nestor dont-dit-il, « L’esprit était moisi avant que vos grands-pères eussent des ongles à leurs orteils et  qui vous accouplent au joug comme deux bœufs de charrue, et vous font labourer cette guerre ». Il ajoutera  avec lucidité: « Le sexe et la guerre, rien qui ne soit plus à la mode ».
La guerre de Troie a commencé il y a plusieurs années, et sans doute les Grecs comme les Troyens sont-ils fatigués; en tout cas, cela tangue quant aux décisions à prendre entre chefs dans l’un comme dans l’autre camp, et  il y a de l’orage dans l’air. Hector admet que la seule issue possible est  de rendre Hélène aux Grecs, même si, pour le moment, cela blesserait  l’honneur national de ses  guerriers troyens.
Shakespeare se livre à une joyeuse caricature des  héros des deux nations en guerre et  se place sans cesse dans une parfaite connivence avec le spectateur – c’est ce qui fait tout le charme de la pièce qui  emprunte sans scrupules à Jean Giraudoux! Cela en devient même un jeu de massacre: Ajax, a depuis longtemps sombré dans  le délire mental, Ménélas est ridicule. Hélène est idiote  et voit une  concurrente possible  chez  Cressida qui pourrait bien toucher à son  Pâris, un amoureux  aussi bête que veule et peureux: « J’aurais bien fait la guerre aujourd’hui mais ma Nell ( diminutif d’Hélène!) n’ a pas voulu! ».
 Ulysse, lui, parait bien seul et se verra refuser un baiser par Cressida, pourtant pas très avare de ses charmes avec les autres hommes.  Achille ne semble pas passionné par la guerre   et continue sous sa tente  à faire l’amour à Patrocle, son minet de service. Il finira par tuer lâchement Hector dans le dos, le généreux Hector qui n’aime pas la guerre.
Diomède le Grec, lui parle très durement du couple Ménélas/Hélène. Mais les chefs de guerre grecs et troyens,  dans les périodes de paix, échangent des propos  fort courtois, comme dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Quant à Troïlus, c’est un peu le pivot de la pièce, il est d’abord amoureux de Cressida ou, du moins, le croit-il, mais ses illusions tomberont vite et  la guerre l’intéressera  davantage. Et il semblera finalement accepter sans trop d’état d’âme que Cressida soit remise à Diomède en échange d’un prisonnier troyen.

Comme on s’en doute, la pièce, parfois bavarde, n’est pas du tout le pavé  estouffadou auquel on voudrait la réduire! Au contraire, elle possède de remarquables qualités d’écriture et une maîtrise du scénario qui font penser à cette autre belle pièce  pas assez connue de Shakespeare qu’est Peines d’amour perdues. Quelle invention, quelle analyse psychologique, quels jeux sur les mots, quelle poésie C’est d’une jeunesse et d’une fougue incomparable. Reste à la mettre en scène de façon la plus vivante possible…
Et cela donne quoi,  quand c’est à la Comédie-Française? D’abord, chose formidable, un texte que l’on entend bien: André Markowicz restitue au mieux la langue fleurie et poétique  de Shakespare et n’hésite pas à employer les termes crus si nécessaire, même  si certains comme « paillardise » font un peu vieillot. Et l’on sent une vraie volonté de la part de Jean-Yves Ruf de s’emparer de ce texte  dense et foisonnant à souhait, écrit en vers libres ou rimés mais pas toujours  facile à maîtriser, et qu’il aurait sans doute dû encore un peu abréger. Mais  sa mise en scène reste un peu timorée,  comme s’il n’avait pas su-ou pas pu-aller jusqu’au bout de ses intentions.
C’est tout à fait gentil de sa part d’avoir fait appel  à son grand frère Yves -qui joue par ailleurs Ulysse- pour  s’occuper de la scénographie. Mais là il y a une erreur de tir! Les grandes voiles blanches ont quelque chose d’esthétisant  qui n’aident en rien le jeu des acteurs et mieux vaut oublier les petits rideaux pseudo-brechtiens sur les côtés, le mât qui se casse et les fumigènes pour signifier la bataille… Tout cela ne vole pas bien haut et sûrement pas du côté de Shakespeare. Quant à ce mur ou ces gradins en bois face public,  censés représenter les deux camps ennemis, ils  obligent les comédiens, sur un espace très limité, à avoir un jeu  statique et bien conventionnel, alors qu’il  faudrait  une énergie et un rythme  qui font ici cruellement défaut. Et ce ne sont pas les trop fréquentes  criailleries qui peuvent y suppléer…
Par ailleurs, les costumes de Claudia Jenatsch n’ont pas beaucoup d’unité: mélange de jaquettes 18 ème siècle et de jupes et bottes très années 1970. Enfin passons! Mais le plus ennuyeux dans cette mise en scène,  est la direction d’acteurs plutôt floue et une interprétation sans aucune unité… Yves Ruf (Ulysse), Michel Vuillermoz (Hector), Michel Favory (Nestor), Christian Gonon (Enée et Calchas), Gilles David (Pandare) acteurs expérimentés, s’en tirent bien, et Loïc Corbery, incarne un Ajax, à la fois drôle et   délirant. Jérémy Lopez est lui aussi très drôle en Thersite mais… comment croire une seconde au couple Georgia Scaliet/Stéphane Varupenne, qui manque singulièrement  de jeunesse et d’énergie? C’est d’autant plus ennuyeux qu’ils sont souvent en scène.
En fait, c’est la dramaturgie et le travail préparatoire qui semblent ici aux abonnés absents; il n’y a pas de vrai projet artistique et c’est  dommage! Pour son entrée au Français, la formidable pièce de Shakespeare aurait mérité mieux que cette chose propre et gentille, sans aucune folie et un peu vieux théâtre,  sous des allures  pseudo-modernes.  Pourquoi, entre autres bizarreries, le personnage d’ Hélène, qui est un peu le double de Cressida, a-t-il disparu des écrans radar?
Rien de scandaleux mais quelle déception! La maison, décidément, reste plus celle de Molière que celle de Shakespeare… Alors à voir? Si l’on est un peu exigeant, ce n’est pas sûr, d’autant que cela dure quand même trois heures qui semblent souvent longues, même si, disons dans les dernières vingt minutes du dernier acte, Jean-Yves Ruf semblait enfin  avoir pris la vraie mesure de la pièce: tout d’un coup, les répliques s’envolent et règne alors sur le plateau une vraie folie que l’on  aurait aimé trouver auparavant et  il y a soudain d’excellentes choses !  C’est vraiment dommage que les actes précédents ne soient pas du même tonneau.
 Le public a beaucoup applaudi le spectacle, mais désolé, le compte n’y est quand même pas tout à fait ,et  nous sommes restés sur notre faim. Alors, à vous de choisir!

Philippe du Vignal

Comédie-Française salle Richelieu jusqu’au 5 mai (en alternance).

 


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