Les Criminels
Les Criminels de Ferdinand Bruckner, traduit de l’allemand par Laurent Muhleisen, mise en scène de Richard Brunel.
Theodor Tagger, dit Ferdinand Bruckner (1891-1958) était né d’un père autrichien, et d’une mère française. A trente-cinq ans, il écrit en 26, une pièce Le Mal de la jeunesse, puis Les Criminels en 1928, La Créature en 1929, et enfin , un drame historique, comme Les Criminels, à scènes simultanées, Élisabeth d’Angleterre considéré alors comme son chef-d’œuvre.
Il est alors plus connu que Brecht et Zuckmayer et ses pièces sont montées par des metteurs en scène comme Heinz Heilpert ou le grand Max Reinhardt, et à l’étranger, par Georges Pitoëff dès 29 à Paris, dans un décor génial imaginé par lui et probablement le premier du genre; la pièce se déroulait en effet dans sept pièces (cuisine, salle-à-manger, chambres, salon, etc…) disposées sur trois étages d’un immeuble sans facade.
On retrouve sans doute chez Bruckner l’influence d’ Ernst Töller, l’auteur de Hop! là, nous vivons, Töller dont il est proche comme son ami Ödön von Horváth. Il développera le genre du Zeitstück, « pièce actuelle », une sorte de théâtre documentaire traitant des soubresauts de son pays face aux crises économiques en rafale qui vont conduire l’Allemagne au nazisme, après que la révolution communiste ait été très durement réprimée… Peu de temps après, on l’oublie trop souvent, après la défaite morale et financière qui avait fait suite à la guerre 14-18 et qui avait mis le pays à genoux. Anarchie politique et cynisme des banques et des milieux d’affaires, nihilisme des jeunes gens largués dans une société à la dérive où ils ne se retrouvent pas, graves conflits sociaux.
Les Criminels, cela se passe donc dans un immeuble-on pense évidemment au Perec de La Vie mode d’emploi. Bruckner, très au fait des théories freudiennes, n’hésite pas à parler sexe-ce qui devait être tout à fait provocateur au temps de la République de Weimar. Il n’hésite pas non plus à mettre même en scène des « crimes » :une aristocrate démunie paye les études de ses enfants, Liselotte et Ottfried, en vendant les bijoux que lui a confiés son beau-frère Dietrich, qui vit en Amérique du Sud. Olga et Kummerer docteur en philosophie, travaillent pour survivre et Olga finit par se résigner à l’idée de donner son futur bébé à Ernestine, la cuisinière des Berlessen qui fait donc semblant d’être enceinte de Tunichtgut, un serveur au chômage, son amoureux, séducteur impénitent.
Quant à Frau Berlessen, la bourgeoise d’âge mûr, elle est amoureuse d’Alfred, un ami d’enfance de son jeune fils Frank qui vient de se faire surprendre entre les bras d’un jeune homme. A l’époque, l’homosexualité est encore un délit, et il est victime d’un maître chanteur. Frank se fait conseiller par Ottfried, amoureux de lui sans espoir de retour mais pas très net. Josef, le deuxième fils de Frau Berlessen, observe les choses avec la distance et l’acuité de celui qui n’habite plus là. Il essaye de séduire la bonne Mimi qui se laisse volontiers faire contre de l’argent.
Mais Ernestine s’aperçoit que Tunichtgut la trompe avec la Kudelka, la patronne du bar. Jalouse, elle tue sa rivale et annonce à Olga qu’elle renonce à l’enfant et compromet Tunichtgut pour qu’il soit accusé du meurtre. Tunichtgut est accusé de meurtre ; Olga est jugée parce qu’elle a tué son enfant ; Alfred a volé de l’argent pour s’enfuir avec Frau Berlessen ; Frank témoigne en faveur du maître-chanteur. Olga est condamnée à la prison et Tunichtgut à la peine de mort mais Alfred bénéficiera d’un sursis, et le maître chanteur sera relaxé.
Procès assez caricaturaux, qui se déroulent, bien entendu, avec de grandes différences selon la classe sociale. Et cette justice pas très claire et inadaptée va nourrir tout naturellement les conflits et la perte des valeurs chez ceux qui en sont les victime désignées. Qui est criminel dans l’histoire, qui ne l’est pas, nous avertit Bruckner!..La leçon est encore valable.
Les plus cyniques s’en sortiront mais Frank se fait arrêter pour faux témoignage. Ernestine se venge et refuse de sauver Tunichtgut, donne ses économies à Kummerer et finit par se suicider. Kummerer, libéré des soucis d’argent, pourra se consacrer à son livre de philosophie en attendant qu’Olga sorte de prison.
Bref, dans une société gangrenée et dépourvue de repères, les malversations financières, le vol et le meurtre ne sont jamais très loin, et cela, chez les riches comme chez les pauvres… L’analyse et la critique sociales à l’écart de tout jugement moral, sont des plus virulentes. Le théâtre chez Bruckner deviendra une arme politique..
Bien pessimiste quant à l’avenir de l’Allemagne, il fait preuve d’une lucidité exceptionnelle et son œuvre, dans cette période troublée, comporte une analyse politique tout à fait visionnaire, quand il s’attaque au fascisme. Quelques années plus tard, quand Hitler prendra le pouvoir, il comprendra vite qu’il vaut mieux pour lui s’exiler en Autriche puis en France, en Suisse; il partira enfin pour les Etats-Unis en 36, où il restera onze ans.
Les Criminels-et c’est tout à fait rare à l’époque-fait preuve d’une étonnante construction et Bruckner sait ce que dramaturgie veut dire. Les dialogues sont étincelants de force et de modernité et les courtes scènes, ponctuée de silences, se succèdent rapidement comme dans un film-on peut presque penser au fameux Shortcuts de Robert Altman avec, une trentaine de personnages soumis aux petits et grands drames de la vie quotidienne, et elles semblent avoir été écrites hier. Quant aux personnages, ils restent, presque un siècle après, tout à fait crédibles, même si, bien entendu, l’actualité politique et sociale est toute autre.
Mais la mise en scène de Richard Brunel ne nous a pas vraiment convaincu. Certes, il y a de belles images et il sait manifestement diriger sa bande de seize comédiens, ce qui n’est pas simple sur ce double plateau… Claude Duparfait (Tunischgut), Murielle Colvez ( Frau von Wieg), Laurence Roy ( la présidente du tribunal) et Angélique Calirand (Ernestine) s’en sortent très bien, mais les autres moins… La pièce n’est sans doute pas facile à traiter mais Richard Brunel semble avoir quelque mal à gérer l’espace et le temps. On se demande pourquoi il a équipé ses acteurs de micros HF-maladie très actuelle-ce qui uniformise les voix et n’apporte absolument rien, d’autant plus que l’acoustique du Théâtre de la Colline est excellente.
Quant au double plateau tournant et, tout de blanc vêtu, conçu comme une architecture plutôt convaincante sur le plan esthétique, il ne correspond à aucune nécessité dramaturgique. Et cette incessante circulation de personnages ne renforce en rien l’action , provoque le tournis et casse le rythme. Mieux vaut oublier les costumes dont on ne sait à quelle époque ils peuvent bien appartenir…
On ne voit pas non plus pourquoi il y a un entracte, juste après un premier acte de soixante minutes, si ce n’est pour changer le décor, ce qui est des plus maladroits!Cela ressemble à une scénographie mais ce n’en est pas une. On ne s’ennuie pas vraiment mais on se dit qu’il aurait sans doute fallu ou choisir de restituer la pièce dans son époque- beaucoup de choses sont très précisément datées-ou bien de l’adapter…
Alors à voir? Pourquoi pas? Mais peut-être plus pour découvrir Bruckner. Sinon, on risque d’être assez déçu, d’autant plus que le spectacle dure trois heures…On vous aura prévenus, donc à vous de voir.
Philippe du Vignal
Théâtre de la Colline jusqu’au 2 mars et: Théâtre National de Toulouse du 13 au 15 mars; Comédie de Clermont-Ferrand du 27 au 28 mars;Théâtre du nord de Lille du 4 au 12 avril.
Le texte de la pièce est publié aux Editions théâtrales (2011)