Actes sans paroles I
Actes sans paroles I de Samuel Beckett, mise en scène de Dominique Dupuy.
Acte sans paroles I, créé en 1957 au Royal Court Theatre de Londres, fut repris quelques semaines plus tard au Studio des Champs-Élysées. C’est, quatre ans après Fin de Partie, une pièce assez rare qui va orienter l’écriture de Beckett vers deux autres petites pièces: Quad et Film, un court métrage expérimental muet de vingt minutes, réalisé par Alan Schneider en 64 avec un seul personnage joué par Buster Keaton, qui influença sans doute, comme Actes sans paroles I , Bob Wilson alors à ses débuts.
Le texte d’Actes sans paroles I, ne comporte évidemment qu’une longue suite de didascalies, très précises quant à le gestuelle à adopter, tout en laissant une certaine marge de manœuvre à l’interprète: » Un homme. Geste familier : il plie et déplie son mouchoir. Projeté à reculons de la coulisse droite, l’homme trébuche, tombe, se relève aussitôt, s’époussette, réfléchit. Coup de sifflet coulisse gauche. Il réfléchit, sort à gauche. Rejeté aussitôt en scène, il trébuche, tombe, se relève aussitôt, s’époussette, réfléchit. Coup de sifflet coulisse gauche. Il réfléchit va vers la coulisse gauche, s’arrête avant de l’atteindre, se jette en arrière, trébuche, tombe, se relève aussitôt, s’époussette, réfléchit. Etc…
Ces indications très précises donnent à montrer une suite d’enchaînements que « l’homme » comme Beckett le décrit, doit accomplir avec minutie. Il y a trois cubes, et un petit arbre qui descend des cintres, ainsi qu’une bouteille d’eau suspendue, que l’homme ne parviendra jamais à atteindre, et, au sol, une grosse paire de ciseaux pour couper une corde. Beckett a cherché ici à créer une sorte de gestuelle fondée sur la répétition, autre grand thème du théâtre wilsonien, et vouée à l’échec: L’Homme n’arrive pas à monter sur l’un des cubes, tombe souvent, recommence mais ne pourra jamais s’emparer de cet objet paradisiaque que représente pour lui une simple bouteille d’eau suspendue en l’air. Et le langage oral se réduit à quelques murmures à peine audibles.
Et, quelque dix ans plus tard, on verra des images proches de celle-ci ), comme cette chaise ou cette arbre suspendu. Et aussi l’arrivée en scène de Wilson, en habit noir, dans son mythique Regard du sourd (1970) qui arrivait à balbutier: « Ladies ans gentlemen, Ladies and gentle, laladies and gent…. C’était les derniers mots prononcés avant la suite d’images fabuleuses pendant les six heures que durait le spectacle.
Le mimodrame appartient en fait à une longue tradition du théâtre en France avec Debureau au 19 ème siècle puis Decroux au début des années 30, puis Barrault en 38 puis en 50, avec de pièces comme Maladie ou Agonie et Mort, et Marcel Marceau enfin dans les années cinquante, Marceau dont nous avions vu avec un parent complètement sourd, une pièce Le Loup de Tsu Ku Mi, auquel personne dans le public n’avait rien compris. A l’entracte, le dit parent avait ensuite expliqué tout le scénario aux autres spectateurs! Le regard d’un sourd… Sacrée leçon de théâtre pour un adolescent à une époque où le verbe était roi!
Dominique Dupuy, danseur, chorégraphe et théoricien, a travaillé auprès de Jérôme Andrews puis, fonda en 55 avec sa femme Françoise, une compagnie dédiée à la recherche chorégraphique. Ils ont marqué d’un empreinte remarquable toute l’histoire de la danse contemporaine. Ce sont aussi eux qui introduisirent Merce Cunningham en France. Dominique Dupuy a ici imaginé un spectacle en deux volets dont chacun reprend le scénario de Beckett dont il connaît l’œuvre depuis longtemps: « J’ai eu la chance, dit-il d’assister à la première d’En attendant Godot en 1953, puis d’être le témoin de la gestation en 1957 d’Acte sans paroles(…) Depuis, l’oeuvre et la pensée de Beckett ont nourri mes propres œuvres, notamment mes nombreux soli et, tout mon travail de création, de pédagogie, de recherche et d’écriture. Ainsi, inventer une nouvelle interprétation d’Acte sans paroles semble être une évidence aujourd’hui dans mon parcours de créateur et d’interprète. » J’ai imaginé donner de cette courte pièce, deux versions différentes, données consécutivement La première a pour interprète l’artiste de nouveau cirque, et je suis moi-même l’interprète de la deuxième ».
Tsirihaka Harrivel, est à la fois acrobate et danseur : miracle de la jeunesse du corps: ses mouvements sont d’une magnifique fluidité et il se coule avec aisance sur le petit plateau noir où il y a juste un régisseur qui tire les fils, et soit Dupuy soit Harrivel qui sert alternativement d’assistant. Harrivel tombe, monte sur les cubes, court vers les doubles portes grises côté cour et côté jardin pour en ressortir en arrière, comme poussé par le vent, dans la gestuelle imaginée par Dominique Dupuy, à partir du texte de Beckett.
Dans la seconde partie, rigoureusement identique à la première, il va prendre la suite. Bien entendu, à quelque cinquante ans de distancee, le corps n’est pas identique mais Dupuy assume avec beaucoup de solidité le personnage de l’Homme, en butte aux objets. Chaque geste, plus lent sans doute, chaque attitude sur le plateau est d’une précision et d’une rigueur absolue, et le plus émouvant est de voir ces deux corps affronter successivement, dans une traduction personnelle, les mêmes situations proposées par Beckett.
Et, pendant ces quelque quatre-vingt-dix minutes, ils proposent une gestion du temps et de l’espace telles qu’on est transporté dans un autre monde. Comme si, petit à petit, on était emporté par cette compulsion de répétition dans la vie psychique dont parle Freud qu’il plaçait au-dessus du principe de plaisir. Le public très attentif se laisse emmener par les images et joue le jeu! Et les 90 minutes de ce spectacle étrange et fascinant passent, sans même que l’on s’en rende compte, comme dans une sorte de rêve éveillé. C’est, dans le silence absolu du studio, quelque chose d’aussi brillant que singulièrement émouvant et qui aurait, dit Dominique Dupuy, aurait intéressé Laurence Louppe, historienne de la danse, disparue il y a juste un an…
Philippe du Vignal
Le spectacle a été donné au Théâtre National de Chaillot et est joué en tournée:Les Hivernales d’Avignon, Théâtre du chien qui fume: le 24 février à 16h et à la Comédie de Caen du 12 au 14 mars.