Invisibles

Invisibles invisibles

 

Invisibles, texte et mise en scène de Nasser Djemaï.

Nasser Djemaï n’est pas un inconnu;  il avait reçu le prix Sony Labou-Tansi en 2007 Une Etoile pour Noël, sa première pièce il est aussi l’auteur  de Les Vipères se parfument au jasmin mais Invisibles est sans doute son texte le plus abouti. C’est l’évocation de la vie des Chibanis, en arabe « les anciens », des émigrés pauvres et  analphabètes qui sont venus depuis le Maroc et l’Algérie,  travailler en France, dans les années 50-60, le plus souvent  dans l’industrie métallurgique ou chimique, et le bâtiment.   On oublie trop souvent que ce sont eux qui ont fortement contribué à la réussite des fameuses trente glorieuses… Ils ont eu  une vie de travail dur et mal payé, parfois non déclaré, dans des emplois peu qualifiés et précaires, avec des périodes de chômage, loin de leur village, parfois rejoints par  leur femme. Exploités et humiliés, citoyens de seconde zone sans beaucoup de droits, dans une société hostile et souvent raciste, ils ont  quand même réussi à éduquer leurs enfants dans des conditions de logement difficiles.
En retour, la République toujours généreuse-tous gouvernements confondus-leur a procuré une retraite  dérisoire et l’allocation supplémentaire de solidarité aux personnes âgées à une condition: continuer à résider en France pour la  percevoir.  Pauvres parmi les pauvres, vivant seuls dans des foyers, et souvent en mauvaise santé, ils ont fui dans leur jeunesse la misère et  en retrouvent une autre à la fin de leur vie. Et impossible  pour eux, de revenir chez eux dans leur famille. La situation
Ils sont là, ces cinq  émigrés, aux cheveux blancs, solidaires, à jouer aux dominos et aux cartes dans leur cuisine commune, à se promener et à aller prier à la mosquée. A la fois, enracinés en France, notamment à Marseille où il seraient environ 15.000, ils y ont vécu la plus grande partie de leur vie, et  déracinés loin des leurs qu’ils ne revoient en général qu’un mois par an.
Cinq hommes âgés restés dignes dans leur souffrance et leur solitude, qui ont des réactions diverses: il y a ainsi Hamid, assez amer et qui ne croit plus à grand-chose, Shériff en butte à des souffrances physiques: « Moi je suis cassé de partout..La santé. Les papiers. la mosquée. C’est tout ce qui reste. » Driss qui, très déçu par son pays, sent  bien que le temps a passé et que les liens familiaux ne sont plus ce qu’ils étaient; cela fait quarante ans qu’il ne voit sa femme  que chaque été. El Hadj est malade et assez résigné. Majid parle peu mais remâche sans arrêt les horreurs de la guerre qui a cassé l’Algérie en deux. Angelo Aybar, Azzedine Bouayad, Kader Kada, Mostefa Stiti et Lounès Tazaïrt, ne surjouent jamais et sont tous les cinq exemplaires.
Nasser Djemaï n’a pas voulu, dit-il, « parler de ces hommes comme des victimes » et il a sans doute eu raison, même si on est en complète empathie avec ses personnages: « J’avais besoin d’une mémoire apaisée pour débarrasser ces hommes de leur image de victime(…) Je ne pouvais parler de cette histoire sans inclure les récits de mon père, mes enquêtes menées à travers les différents foyers de vieux immigrés, les cafés, les mosquées, les montée d’immeubles et différents ouvrages traitant de ce sujet « .
Comme il n’a pas voulu tomber dans le théâtre documentaire, il a aussi imaginé le personnage de Martin, bien joué par David Arribe, dont la mère vient de mourir et qui vient essayer de retrouver son père parmi ces immigrés retraités qui vont l’entourer rapidement de leur affection, lui retrouvant l’image du père et eux  celle  de leur fils. Cette histoire à faire pleurer dans les chaumières est sans doute le maillon faible de la pièce. Et, malgré la qualité de la direction d’acteurs, la mise en scène souffre souvent d’un côté démonstratif inutile et  Nasser Djemaï aurait pu nous épargner l’évocation  des personnages féminins de l’histoire avec de grandes vidéos en fond de scène.
Malgré ces réserves, cette tragédie des chibanis, pendant quatre-vingt-dix minutes, va droit au cœur du public qui ne mégote pas son attention. Nasser Djemaï a réussi loin de tout pathos et de tout misérabilisme, avec une écriture remarquable de  délicatesse  et d’intensité, à en parler sur une scène. Et ce type de démarche  est tout à a fait originale dans le théâtre contemporain…

Philippe du Vignal

Spectacle vu à Mondeville (Calvados); Invisibles est actuellement  en tournée puis du 19 au 24 avril au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, et ensuite au Théâtre 14 à Paris.

 

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