© Christophe Raynaud de Lage
Le Prince séquestré, texte et mise en scène de François Cervantès.
Création France-Egypte
Un personnage, appelons-le l’homme du dedans, vêtu d’un pyjama de satin clair sous un peignoir à rayures, cheveux blancs frisotés débordant du bonnet, se cache, derrière trois énormes sacs dont sortiront plus tard quelques vêtements, le résumé de sa vie, (Hassan El Geretly). Il est rejoint par un autre personnage, blessé, costume brun défraîchi, chemise rose, cravate au vent, qui éponge son visage, tuméfié (Boutros Raouf Boutros-Ghali, alias Pisso), nommons-le l’homme du dehors. Ce duo, chaussé de nez de latex, décline ses arpèges en différentes teintes, d’un air philosophal, assis sur un banc.
La scène est fermée d’une palissade d’où arrivent les bruits de la ville, un jour de rébellion. Derrière, la rue est agressive et l’ambiance surchauffée due à Xavier Brousse pour le son.
« Je suis content de te voir », dit celui du dedans. « On se connaît» ? demande l’autre, du dehors. Rencontre cruelle de deux amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps et qui ne se reconnaissent plus, dans un monde déchiré. Ils jouent de leurs cordes sensibles, l’un avec empathie et l’autre, avec distance, jusqu’à ce qu’ils se trouvent un point commun en la personne de Retly, l’employeur autoritaire, pour l’homme du dedans, l’ami, pour celui du dehors.
Et nous voilà plongés au cœur d’un polar, quand celui du dedans, confiné à l’extrême, déclare avoir assassiné son patron à coups de couteau, pour pouvoir s’échapper, au grand étonnement de l’autre qui se tourmente et mène l’enquête: « Pour quelles raisons» demande-t-il ? » . « Un rêve de liberté », s’entend-il répondre.
Le jeu oscille entre questions, exaspération, transgression, admiration, tentative de rapprochement et faux départs : « Tu vas partir» ? interroge celui du dedans. Chacun des personnages, a un ici et un là-bas : « Là-bas, tu as des amis »? « Oui j’ai des amis » . « Combien » ? Et l’autre, dans la joute qui les oppose, reprend la main, fièrement : « Je vais te dire qui je suis, je suis un Prince d’Ecosse, moi ! J’avais un château, un cheval, des rocs, la mer…» »Il y a de la tendresse entre les deux, il y a du rêve et quelques arrangements.
Dans ce no man’s land, le temps suspendu évoque l’univers de Beckett, dans En attendant Godot. Les personnages essaient de se reconnaître et de faire passer le temps, de se ré-inventer des identités, une dignité, de faire des projets, tandis que la réalité s’estompe. Le jeu du dedans-dehors brouille les pistes, entre l’enfermement et l’inconnu, jusqu’à l’incompréhension qui crée le quiproquo par le glissement des jeux de maux, jusqu’à ce que la rupture se consomme.
Le duo devient alors duel et l’homme du dehors, en une crise imprévisible, s’acharne sur celui du dedans, le violente et pour l’effacer de sa mémoire, disperse ses affaires au vent.
Coup de théâtre, jeux de dédoublement et clins d’œil ferment le spectacle : Retly soi-même, l’employeur assassiné, apparaît, sous les traits du personnage du dedans qui a quitté perruque et faux nez pour se présenter comme un honorable patron aimant et chercher l’absent.
De la rencontre entre Hassan El Geretly et François Cervantès, deux chefs de troupe, l’un au Caire, l’autre à Marseille, est née cette proposition de travailler sur la figure du clown de théâtre, qui n’existe pas en Egypte. Rodé à l’exercice, le directeur de L’Entreprise, François Cervantès assisté de Catherine Germain, a écrit le texte et assuré la mise en scène, à partir d’éléments biographiques et contextuels de l’équipe égyptienne. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite…
Cervantès signe aussi la scénographie, avec Christophe Bruyas, également créateur des lumières. L’Entreprise a ouvert les portes de son théâtre avec générosité, dans un esprit de partage d’expériences, inscrivant Le Prince séquestré dans sa démarche et l’incluant dans le programme Cirque en capitales de Marseille-Provence 2013, dans lequel la Compagnie a créé et joue un second spectacle, Carnages.
« C’est une expérience nouvelle », dit Hassan El Geretly, metteur en scène, créateur et directeur du Théâtre El Warsha depuis 1987, qui a entraîné avec lui Boutros Raouf Boutros-Ghali, alias Pisso, un compagnon de route depuis de longues années, acteur emblématique de théâtre et de cinéma alternatif en Egypte. Tous deux jouent d’une belle complicité, chacun dans sa partition.
El Geretly, intéressé par l’esprit du clown et d’autres formes comme le butô, la danse, les masques et tous les spectacles codés, s’est lancé à corps perdu dans la composition de son personnage. Ses activités avec El Warsha, en Egypte, dans le Moyen-Orient et à l’étranger, sont pourtant tout autre et prennent différentes formes, allant de la tragédie grecque à la collecte de la mémoire orale, en termes de contes, danses et musiques, à travers publications, enregistrement et tournage.
Il travaille depuis toujours à la formation continue des acteurs, propose des stages animés par les nouveaux conteurs, organise des Soirées Ramadan où tout un chacun peut venir raconter, et s’investit depuis longtemps dans la transmission et la formation des jeunes générations
Dans ce cadre, Hakaya, le réseau de conteurs auquel il adhère, s’est réuni du 25 au 29 novembre dernier, avec le soutien de l’Union Européenne. El Warsha en était l’organisateur. Cette Rencontre du Caire pour les conteurs arabes a permis la confrontation des expériences, avec, chaque matin, au centre de l’échange, un conteur-animateur et des jeux de miroirs autour de thèmes comme : qu’est-ce que c’est que raconter ? Quelle est la différence entre l’acteur ou le jeu théâtral, et le conte ? Quel est le lien entre les deux ? Quelle est le but de raconter : le but n’est-il pas dans le fait même de raconter ?
Et chaque soir étaient présentés des spectacles croisés, entre les conteurs égyptiens et les conteurs les plus chevronnés venant d’autres pays, ainsi : Sheikh El Sayyed El Dowwi rencontrant le marocain Abdel Rehim el Makkoury, extraordinaire conteur de la Place Djemaa el Fna de Marrakech, qui a parlé du conte dans l’espace public ; Salam Yousri et sa troupe de théâtre, Limon (Taami) ; Saïd Draga face à l’algérien Amar Madi évoquant la magie des mots porteurs de messages de paix et d’amour, à partir des textes traditionnels ; Arfa Abdelrassoul et la libanaise Sara Al-Qacir qui relate les contes populaires collectés dans le patrimoine de son pays.
El Warsha a aussi présenté, lors des rencontres Hakaya, un spectacle Zawaya, (Les angles) composé de témoignages dont celui d’un officier de l’armée ; des ultras du football ; d’une militante des droits de l’homme ; de la mère d’un garçon tué ; d’un homme de main (appelé là-bas, baltageyya). Et les conteurs de l’oasis de Siwa s’exprimant en langue amazigh, ont animé, avec leurs musiciens, une grande fête.
El Geretly faisant le bilan d’années de travail, dit que de plus en plus de groupes, qui ont commencé à apprendre dans le sillon d’El-Warsha, utilisent le conte comme instrument essentiel de leur pratique théâtrale. Les choses se sont ensuite cristallisées, poursuit-il, au moment de la Révolution, pour mieux ressurgir ensuite, chargées : ainsi Les monologues de Tahrir, spectacle réalisé à partir d’une trentaine de témoignages sur la Révolution ; l’émergence d’un groupe d’artistes féministes Ana el Hakayya, (Je suis le conte), ou Like Jelly, au départ groupe de musiciens, qui s’est mis à raconter des histoires parlant de la vie quotidienne en Egypte, sur un mode mi-chanté mi-conté.
Le travail réalisé à Marseille avec Cervantès, sur le clown de théâtre, s’inscrit dans la continuité et les recherches d’El Warsha, qui, au-delà du conte, des musiques, de la danse et du théâtre, étend son vocabulaire. Fasciné par les systèmes d’apprentissage et le savoir, El Geretly insiste sur le fait que ce partenariat, ainsi que le travail en réseau, l’aide à se « coltiner la réalité », en toute indépendance.
Brigitte Rémer
Théâtre Massalia – Friche la Belle de Mai, La Cartonnerie, du 5 au 10 février, puis en tournée en Egypte, au printemps.