J’écoutais le bruit de nos pas

J’écoutais le bruit de nos pas 11-jecoutais-le-bruit-de-nos-pas-mathieu-desfemmes-credit-photo-maryline-jacques

©Maryline Jacques

J’écoutais le bruit de nos pas, textes de Carlos Liscano et Eduardo Pavlovsky, mise en scène de Marc Soriano et Mathieu Desfemme.

 

Dans une cellule où les repères de temps et d’espace se perdent, deux prisonniers entremêlent leur histoire pour exorciser souffrance et solitude. Leur univers : un lit, quelques vêtements pliés de façon méthodique, un fauteuil de repos, une bassine d’eau, une ampoule au bout d’une chaîne, comme un sablier marquant le temps.
Deux monologues composent le spectacle : Le Rapporteur, de l’Uruguayen Carlos Liscano, témoigne de la violence à l’époque de la dictature et fait le récit de la torture, stigmates de son incarcération à Montevideo, de 72 à 85 ; La mort de Marguerite Duras, de l’Argentin Eduardo Pavlovsky, auteur, acteur et psychanalyste. Il vécut la dictature militaire de 76 à 82, et reconstitue, par fragments, l’histoire et les expériences d’un homme sans nom. Par le tremblé du personnage et sa pathologie, mentale et sociale, il voyage dans le subconscient.
Les traductions de Françoise Thanas, spécialiste de l’Amérique Latine, de ses langues et de ses cultures, restituent finement l’univers complexe de l’un et l’autre.
Sur le plateau, Marc Soriano s’empare du texte de Liscano comme d’une histoire de vie. L’Homme raconte l’arbitraire de son enlèvement, sa tragédie, à en perdre la raison : « Un jour, je rentrais chez moi, une camionnette s’est arrêtée, trois individus en sont descendus, ils m’ont fait monter dans la camionnette, ils ont commencé à me frapper et m’ont amené ici… Après, il y a eu les bains d’eau glacée, tout nu, sous un jet d’eau… Au bout d’un mois ou plus, de coups de poing et d’eau glacée, ils m’ont mis dans la Salle d’observation ».
Dans cet univers clos, L’Homme tourne autour du lit de manière obsessionnelle, cachant un carnet sous le drap de son lit : « Moi, je n’ai jamais rien fait à personne. Ni en bien, ni en mal ». Puis il raconte les interrogations, l’obligation de dire ou d’écrire des rapports sous contrainte, et l’extorsion de faux aveux qui font de vous un homme sans identité, un numéro, sous les coups de pied, de tuyaux et de matraque qui n’en finissent pas de pleuvoir.
Quand le silence et la solitude lui pèsent trop, il engage la conversation avec son voisin de cellule, par coups répétés sur la cloison, comme en alphabet morse, jusqu’au jour où le voisin ne répond plus. Il repasse le film de sa vie : Clara, l’ex-épouse, la rue avec Billy, périodes dures mais temps de liberté. Il amuse la galerie, se glissant dans le rôle du fou et représente La mort de l’ange, à l’infini, jusqu’à n’en plus pouvoir de ces artifices de survie qui engendrent jusqu’au mépris de soi. Et quand Le Blond, le tortionnaire et ses acolytes lui demandent son opinion sur le pays, qu’il définit comme « la chose de tous mais qui est un peu plus à certains qu’à d’autres… »,  il invente différentes stratégies qu’il met en scène, avec une conviction désespérée. Son discours est d’une rare violence : « Mes chers compatriotes, ce pays est la plus grande hyper-merde qu’on puisse concevoir, et je ne m’explique pas comment un pays dans un tel état peut encore exister. Les trains ne fonctionnent pas, les hôpitaux ne fonctionnent pas,  le courrier ne fonctionne pas, ici rien ne fonctionne»…
Il dénonce l’élite dirigeante élue par une majorité, et joue tous les personnages. « Ceux qui gouvernent, et qui possèdent beaucoup, représentent en nombre, une minorité. Et cette minorité en nombre, la majorité de nos concitoyens l’élit toujours. Donc cette majorité n’a aucun intérêt à ce que la situation s’améliore… Gloire éternelle à cette sage majorité qui ne cède devant rien et poursuit la réalisation de sa Grande Œuvre de Liquidation Totale et Définitive du Pays ».
Le monologue de Pavlovsky, écrit quasiment sans ponctuation, est plus diffus, fragmenté et névrotique. Il est adressé à une femme que cet homme sans nom a aimée et évoque ses réminiscences d’enfance. Mathieu Desfemmes s’en empare et l’inscrit dans le registre du ressassement. Ses divagations nous mènent face à la mort de la mouche Marguerite Duras (« Le nom de Marguerite Duras, parce que, dans un de ses textes, ce grand auteur, que j’admire, raconte qu’elle a vu mourir une mouche et que cette mort l’a attristée », dit l’auteur, dans la préface) ; face aux sorties familiales subies et à l’exploration du baiser ; face au suicide, « un dernier geste qui reste dans le mystère le plus absolu le dernier coup de pinceau » ; à la violence et à la révolte ; à la séduction, à l’amour, et à la mort. « je connais une amie qui a une amie qui ne peut pas lire car elle a peur du vide entre les lettres. Peur de tomber » ; face au rire qui se propage dans la ville entière.
La séquence du boxeur débute comme un persiflage, pour le jeune garçon qu’il est et qui la pratique en sportif, avant de se faire enrôler par la milice comme exécuteur de coups.  Le récit devient insoutenable quand il s’acquitte de cette basse besogne pour laquelle il est commandité, et frappe les prisonniers : « Au début, ça m’impressionnait mais ça me servait aussi d’entraînement; j’y ai pris goût, je les frappais avec mes gants de boxe pour ne pas me faire mal aux articulations. Ils me les amenaient attachés quand je les tabassais je leur bousillais la gueule ils les remportaient en bouillie… En une heure je tabassais huit types. Un jour ils m’ont mis une nana, une nana jeune ».. Le langage est cru et l’acteur le restitue avec subtilité, comme autant de blessures ouvertes.
Deux univers extrêmes se décomposent devant nous, par la violence des mots, et par celle des actes derrière les mots, pour n’en faire plus qu’un, celui du plateau. La lourdeur, carcérale et psychiatrique de la cellule fait penser à Jean Genet. A partir de textes, somme toute, éloignés l’un de l’autre par leur style, se construit une cohérence due au travail des acteurs, qui signent conjointement la mise en scène, dans des lumières épurées de Marie-Hélène Pinon modelant l’espace.
Les personnages, effacés du monde et détruits, et qui jouent parfois sur leurs petits arrangements, posent la question de la conscience, individuelle et collective, de la culpabilité. « Ici, il est toujours trois heures », dit L’Homme « Mais bordel, qu’est-ce qu’on fout ici? »

Brigitte Rémer

 

Confluences, 190 Bd de Charonne. 75020 Paris. Spectacle joué du 23 au 27 janvier.


Archive pour février, 2013

Mère Courage et ses enfants.

Mère Courage et ses enfants de Bertolt Brecht, mise en scène de Gerold Schumann

Mère Courage et ses enfants. mere-courageGerold Schumann, metteur en scène allemand, a fait ses premières armes au Schauspielhaus de Bochum comme assistant de Claus Peymann. Il a fondé le Théâtre de la Vallée à Écouen en 92, où il y mène un  travail de terrain. Il il a réalisé de nombreuses mises en scène dont Pierre la Tignasse un  spectacle jeune public et Minetti portrait de l’artiste en vieil homme de Thomas Bernhardt.
Il  s’est  attaqué à une œuvre phare, Mère Courage de Brecht en souhaitant faire entendre « un aspect trop souvent négligé de son oeuvre, l’inextricable lien entre musique et poésie ».
Pour nous conter les déboires d’Anna Fierling, la vagabonde Courage, cantinière qui tente de faire ses affaires pendant la guerre de Trente ans-elle y perdra ses trois enfants- il se situe aux antipodes du Berliner Ensemble, de la mise en scène de Jean Vilar avec Germaine Montero ou de celle d’Anne-Marie Lazarini aux Athévains,  il y a quelques années.

La charrette de la Mère Courage n’est plus montée sur roues, c’est juste un baraquement métallique dont le toit sert de refuge à Catherine, sa fille muette interprétée par Geneviève de Kermabon, étonnante acrobate. Antonia Bosco qui interprète le rôle-titre a une vraie présence et une belle voix lyrique, mais les deux actrices sont de la même génération et malgré leur engagement, on peine à croire que ce sont la mère et la fille.
Quant aux songs de Paul Dessau et d’Hans Eissler si souvent entendus, ils semblent quelque peu trahis par l’adaptation et la direction de David Aubaile. Malgré un bel engagement des acteurs et l’enthousiasme du public, les disciples de Brecht initiés par Bernard Dort qui ont  découvert en 67, la pièce montée par  le Berliner Ensemble,   en sortent quelque peu déçus.

Edith Rappoport

 le 1e février.
Théâtre 95 de Cergy- Pontoise le 5 février;
la Merise de Trappes le 8 février; la Barbacane de Beynes le 12 février et  Espace Culturel Boris Vian des Ulis le  26 février.

 


http://www.théâtredelavallée.fr

Tendre et cruel

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©Mirco Magliocca

Tendre et cruel de Martin Crimp, version française de Philippe Djian, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman.

Cela se passe dans la chambre anonyme d’une villa. Hauts murs, grande baie vitrée avec épais rideaux, grand llit de trois mètre sur deux, tapis moelleux, table basse et console noires,  quelques fauteuils. Le beau décor froid qu’a imaginé Yves Collet est un cadre qui sert bien à la tragédie écrite par Crimp d’après Les Trachiniennes de Sophocle, que lui avait suggéré d’écrire Luc Bondy, lequel avait créé la pièce. Les parentés avec la pièce de Sophocle, génial scénariste, sont évidentes et Crimp en a conservé toute la trame mais en la déclinant de nos jours.
Amelia, vingt-quatre siècles plus tard, est une autre Déjanire; seule, névrosée et malheureuse, elle a appris en effet que son mari, général d’armée, envoyé en mission, a déclenché une guerre dans un pays africain pour éradiquer le terrorisme. » Sans comprendre, dit-elle, que plus il combat le terrorisme, plus il engendre le terrorisme-et même invite le terrorisme qui n’a pas de paupières dans son propre lit »(Crimp avait devancé l’actualité!). Mais le général… a aussi écrasé une ville entière pour séduire une jeune femme!
Amelia, séjourne donc provisoirement dans une belle maison près d’un aéroport et ne sait plus bien où elle est, ni ce qu’elle va devenir; c’est une sorte de mondaine en robe rouge moulante, à la fois provocante et un peu naïve (ce qui n’est pas incompatible)qui refuse de voir la situation telle qu’elle est: »Je suis très très heureuse » dit-elle. Mais elle n’est plus aimée, et on la sent désespérée, prête à se jeter dans les bras de n’importe quel homme comme Richard le journaliste. Elle lit des magazines pornos et le sexe, pour elle, n’a rien de tabou. Et elle n’hésite pas non plus à parler des relations qu’elle a eu avec Jonathan, un ministre. Désir sexuels et mort programmée sont donc au rendez-vous, même si rien n’est montré dans la pièce de Crimp. « Le sexe et la guerre, disait déjà Shakespeare dans Troïlus et Cressida, rien qui soit plus à la mode »! C’est aussi la toile de fond de cette pièce formidable qu’est Tendre et cruel.
Amelia n’a aucun souci financier mais cette femme, qui s’affirme sexuellement libérée, a perdu ses repères, loin d’un centre ville, comme si Crimp voulait marquer encore plus son déracinement. Elle n’a pas de véritable activité… Son mari, comme de nombreux militaires est bien loin, dans un pays d’Afrique,  et elle ne sait pas ce qu’il y  fait , alors que son fils, comme celui de Déjanire, lui le sait. Et l’absence de ce mari et de ce père, a modifié profondément les relations familiales. Amelia s’aperçoit que le général ne l’a même pas inscrit sur son testament et a légué ses biens à son seul fils -comme si elle n’avait plus d’identité réelle ni d’avenir. Quant à leur fils, James, lui, très cynique,il  n’a pas très envie d’aller le chercher alors que l’Hyllos des Trachiniennes voulait, lui, retrouver son père.
Les autres personnages? Richard, le journaliste-nouvel avatar incontournable du messager-et Jonathan, le ministre qui tire les ficelles, Rachel, une gouvernante et deux jeunes femmes, Nicole l’esthéticienne et Cathy, la physiothérapeute, ont quelque chose du chœur antique mais sont plutôt des confidentes proches d’Amélia qui savent tout de sa vie et de son corps; le général, mari d’Amélia(mais on ne le verra qu’à la fin, déjà contaminé par un produit toxique, et proche de la mort),va revenir avec deux adolescents africains, Laela et son frère Edu dont les parents ont été massacrés. Le Général les a « recueillis » mais on comprend vite qu’en fait, Læla, la très jeune fille est son amante, amante qu’Amélia, à la différence de Déjanire, finira par rencontrer.
Les prisonniers de guerre étaient dans l’Antiquité, destinés, pour les hommes, à devenir des esclaves et, pour les jeunes filles, à finir leur vie dans un bordel. Mais le général- américain ou d’un pays occidental- n’a pas, lui non plus, beaucoup plus de scrupules: la guerre, autorise tout! Et la fameuse « ubris » grecque (la démesure) est toujours là… Constat amer de Martin Crimp qui dénonce les petits arrangements pour faire passer les impératifs d’un néo-colonialisme qui ne veut pas dire son nom.Le général est une brute sanguinaire et psychologiquement assez détruit qui, pour Crimp, n’a rien d’un héros et qui sera condamné pour se actes.
Amelia a sans doute, comme Déjanire, provoqué la mort de son mari, avec un produit toxique mais le doute reste permis: on ne saura jamais si c’était conscient de sa part… Mais on n’est pas dans la Grèce antique, et dans cette histoire très contemporaine racontée par Crimp, il n’y a aucune intervention divine. La jeune femme ne cherchera pas non plus de consolation dans une quelconque religion, …Le public ne sait pas que le général, comme l’Héraclès imaginé par Sophocle, va bientôt mourir mais n’en doutera plus quand il verra cette épave, victime d’une molécule chimique que Robert, un militant gauchiste a proposé à Amélia un cadeau/philtre qui ôte « à un soldat l’envie de se battre en faisant provoquant un » besoin d’amour et de réconfort », mais en fait, qui sert pour tuer ce général impérialiste. Vengeance et guerre chimique, cela a parfois des airs d’aventures de Tintin mais est-on si loin de la vérité? Amelia sait-elle vraiment ce qu’est vraiment le philtre d’amour qu’elle administre à son mari  qui  sera finalement arrêté.? Ou cherche-t-elle à se venger? On ne saura jamais quelle est sa vérité à elle, puisqu’incapable d’en supporter davantage, elle se suicidera.
  Crimp a su très bien traduire le mythe traité par Sophocle et sa pièce a la grande qualité d’avoir un langage  immédiatement  accessible; son seul défaut d’être parfois un peu bavarde, surtout dans la dernière partie. Mais la mise en scène et la direction d’acteurs de Brigitte Jaques-Wajeman sont, comme d’habitude, aussi intelligentes qu’ irréprochables-cela fait du bien après tant de soirées ratées!- et elle a prouvé plusieurs fois qu’elle peut passer  sans difficulté de son cher Corneille à un auteur contemporain .
Aucune rupture de rythme, aucune approximation et une belle unité de jeu dans cette équipe d’acteurs où on distingue particulièrement Anne Le Guernec. Elle était déjà très bien dans Les Justes de Camus, mise en scène par Henri-Pierre Couleau mais elle est ici exceptionnelle.
Brigitte Jaques-Wajeman montre bien dans sa mise en scène, étayée par la dramaturgie de François Regnault et Clément Mercier, toute la complexité du personnage d’Amelia prise dans l’engrenage d’une violence qu’elle ne soupçonnait pas, et la folie qui s’empare du Général, lâché par l’Etat qui l’a envoyé au casse-pipes, et vite démoli. Qui est tendre, qui est cruel? Qui ne l’est pas dans sa propre famille?
Crimp suggère en fait que tout adulte est impliqué dans ces incroyables machineries de guerre et de destruction massive qui mobilisent l’énergie de dizaines de milliers de militaires comme de civils. Et l’image du guerrier, représentant soi-disant la nation républicaine,  et du père, déjà bien amoché au 20ème siècle, en prend encore un coup au 21ème!

Sans doute le grand plateau de Vélizy n’est-il pas le cadre idéal pour Tendre et cruel mais c’est bien que la pièce se soit créée en banlieue. La mise en scène devrait prendre toute sa force demain aux Abbesses. Le public, en grande partie composé de jeunes, voire de très jeunes gens, écoutait avec passion les dialogues de Crimp et ont fait une ovation aux acteurs. C’est, comme le dirait avec raison notre amie Christine Friedel, un signe qui ne trompe pas.
En France, nous avons pu voir toutes les pièces de Martin Crimp qui sont toujours remarquables (voir Le Théâtre du Blog), mais Tendre et cruel confirme une écriture  d’une très grande qualité.
Alors à voir? Aucun doute là-dessus;  le spectacle ne peut laisser personne indifférent…

Philippe du Vignal

Théâtre des Abbesses du 5 au 21 février.

Le texte de la pièce est édité à l’Arche, 108 pages 12 euros.

Hernani

Hernani de Victor Hugo, version scénique et mise en scène de Nicolas Lormeau.

Hernani hernani

©Marie Clauzade

Le choix de Nicolas Lormeau qui a signé aussi la scénographie est radical : un espace bi-frontal, nu, habillé par un rigoureux travail de lumière et de son, et  une distribution réduite au strict minimum (six acteurs au lieu de vingt cinq), des costumes sobres et fonctionnels.
Radical comme le drame de Victor Hugo en son temps. En effet, d’Hernani, plus que la pièce,  on retient la célèbre bataille, qui,  en 1830, à l’instar de la préface de Cromwell, fonda le drame romantique, quelques mois avant une autre révolution : les Trois Glorieuses. Hugo fait sauter ici  les verrous du dogme classique : fiction et histoire, comique et tragique, genre majeur et genre mineur cohabitent, et il ébranle, pour les personnages, le système des emplois.
Son combat fut autant esthétique que politique :  ce  que Victor Hugo prônait, opposait le romantisme à la Société royale des bonnes-lettres et, partant, au gouvernement de Charles X. La pièce opposa bientôt les patriotes au Parti de la Cour, l’Assemblée au Roi, la Révolution à la contre-révolution. C’est ce souffle de liberté que l’on ressent dans la mise en scène.
L’action débarrassée de tout ornement superfétatoire se focalise sur le quatuor amoureux : Dona Sol face à ses trois prétendants : celui qu’elle aime, Hernani le rebelle, le roi d’Espagne, futur Charles Quint et enfin son noble et vieux tuteur, don Ruy. Le dispositif de Lormeau met les acteurs directement en contact avec le public : ils surgissent, masqués, armés de pistolets et de dagues, comme des cow-boys dans un saloon. Ils s’affrontent, s’attirent et se repoussent. C’est la réussite du projet.

Nicolas Lormeau a porté une grande attention au texte et le vers nous est donné comme naturel, tel que l’a écrit Hugo, épousant toutes les nuances de la pensée, se prêtant à toutes les tonalités, également pratiqué par le valet et son roi, la dame et sa suivante. L’alexandrin, le poète le veut élitaire et libertaire pour tous, affranchi des règles, ignorant superbement la coupe à l’hémistiche, haché ou débordant…  C’est une langue qui,  aujourd’hui encore, nous ravit par ses audaces et ses beautés. D’autant que la version ici jouée a subi des coupes judicieuses : deux scènes supprimées et quelques interminables tirades amputées.
Mais,  malgré toutes ces qualités, on reste quand même un peu sur sa faim. Comme si Lormeau n’arrivait pas à faire passer  entièrement le souffle hugolien.  La représentation a des allures de western mais  la distance épique n’y est pas… Hernani (Félicien Juttner) ne correspond pas vraiment au  » lion superbe et généreux » de la fameuse tirade : ici, c’est un jeune teigneux, déchiré entre son amour et sa haine du roi. Don Carlos (Jérôme Pouly) ne se hausse pas à la noblesse du Charles-Quint imaginé par Hugo, sorte de réincarnation de Napoléon et Charlemagne. Devant la tombe de Carolus Magnus, introduite au quatrième acte sur la scène et transformée en lit de noce pour le final, son discours de futur empereur semble lui écorcher les lèvres.
Quant au vieux barbon de don Ruy (Bruno Rafaelli), il ne prête guère à rire, même dans les situations scabreuses. Seule la Dona Sol de Jennifer Decker, toute candide et angélique qu’elle soit, demeure d’une résolution sans faille, habitée par l’amour jusqu’à précéder son amant dans la mort.
Cette lecture délibérée de la pièce a quelque chose de réducteur.
..Mais quels spectateurs sommes-nous aujourd’hui, en regard des catégories énoncées par Hugo dans la préface de Ruy Blas, que Lormeau nous fait entendre dans le noir en prologue au spectacle  ?    » Trois espèces de spectateurs composent ce qu’on est convenu d’appeler le public : premièrement, les femmes ; deuxièmement, les penseurs ; troisièmement, la foule proprement dite. Ce que la foule demande presque exclusivement à l’œuvre dramatique, c’est de l’action ; ce que les femmes y veulent avant tout, c’est de la passion ; ce qu’y cherchent plus spécialement les penseurs, ce sont des caractères… Tous veulent un plaisir ; mais ceux-ci, le plaisir des yeux ; celles-là, le plaisir du cœur ; les derniers, le plaisir de l’esprit. De là, sur notre scène, trois espèces d’œuvres bien distinctes : l’une vulgaire et inférieure, les deux autres illustres et supérieures, mais qui toutes les trois satisfont un besoin : le mélodrame pour la foule ; pour les femmes, la tragédie qui analyse la passion  pour les penseurs, la comédie qui peint l’humanité. « 
  Mais chacun aujourd’hui, peut trouver  son compte dans cette pièce remise au goût du jour. Un spectacle  à recommander aux enseignants pour leurs élèves.

Mireille Davidovici

Théâtre du Vieux-Colombier jusqu’au 18 février.

Deux débats : le 7 février à 18 h : Le théâtre comme champ de bataille et le 8 février à 18h : Le théâtre à l’assaut du public.

L’Homme qui se hait

L’Homme qui se hait d’Emmanuel Bourdieu, mise en scène de Denis Podalydès.

L'Homme qui se hait poda2C’est presque en fait un monologue écrit pour le théâtre par Emmanuel Bourdieu, vieux complice de Denis Podalydès. Le personnage principal est M. Winch, un professeur de philo atypique-on ne peut s’empêcher de penser à Michel Onfray- en rupture avec l’Université qui a fondé l’UPA, (Université Philosophique Ambulante), qui, avec Irène, son étudiante dévouée devenue ensuite son épouse, et son très fidèle assistant et grand admirateur de sa pensée, M. Bakhamouche, va propager la bonne parole, un peu partout en prononçant des conférences dans des salles  tristounettes.
Mais voilà, M. Winch n’est pas du tout, mais pas du tout Michel Onfray  dont le cours magistral à l’Université populaire de Caen est un grand succès, et même si Winch est un enseignant passionné, il est très  antipathique ! A vouloir tout prouver et tout déduire dans n’importe quel domaine,  sa pensée n’est en plus prise avec le réel.
Comment transmettre le savoir? La question a toujours et depuis longtemps obsédé les enseignants et pour Denis Podalydès, la phrase que Winch prononce: « Je ne suis pas ici pour être aimé » est d’un strict plan pédagogique tout à fait juste et l’exemple que cite le professeur Winch: « L’homme qui se hait » pourrait s’appliquer à lui-même.
Winch restera à jamais incompris et solitaire face aux publics qui viennent l’écouter. Et il a des rapports difficiles, voire ambigus avec son équipe, Irène son étudiante et M. Bakhamouche qui font tout pour lui permettre de continuer tant bien que mal à assurer ses conférences .

Le thème du professeur un peu ridicule et/ou conférencier maladroit n’est pas une nouveauté en littérature ni au théâtre,  mais qu’importe… Cela pourrait fonctionner!Au début, on est un peu intrigué par cette scène nue et noire où sont installés, une petite estrade avec micro, une quarantaine de chaises de classe,  avec dans le fond, un praticable/ lit où dormira M. Winch, tandis que ses deux collaborateurs devront se contenter de petites couchettes installées sur des chaises.
La haute et mince silhouette comme le visage de Gabriel Dufay : costumes trois pièces noir et barbe abondante- sont impressionnants et ce M. Winch, professeur un peu mystérieux  semble sorti tout droit d’une bande dessinée.Mais on ne voit pas de quel droit Bourdieu nous inflige le supplice de passer presque deux heures avec un personnage aussi antipathique que bavard… Sur ces bases-là, l’ensemble du spectacle ne peut pas fonctionner … Simon Bakhouche et Clara Noël font  avec Gabriel Dufay, un boulot pas facile.  Mais comme on les entend parfois mal parce que les voix se perdent sur cette scène nue, cela n’arrange pas les choses. Même si Denis Podalydès a cru bon-c’est très mode-de les sonoriser par moments.(On n’est pas ici dans la grande mise en scène…)
Quant au  texte, aussi  insignifiant  que  prétentieux et  sans aucun souffle,  que Bourdieu et Podalydès essayent  de nous imposer, il n’a absolument pas de vertu théâtrale.  » L’éternité, c’est long surtout vers la fin », disait Alphonse Allais. Et ici, l’éternité commence-soyons généreux-cinq minutes pas plus, après le début! Rien à faire, on comprend tout de suite que cela ne décollera pas,  et,  s’installe alors un ennui aussi pesant qu’irréversible!
Denis Podalydès,  a cru, lui, aux vertus du texte écrit par son vieux complice et  a sans doute pensé qu’un acteur avec une silhouette aussi curieuse que celle de Gabriel Dufay pouvait réussir à imposer cette logorrhée. Cela aurait dû rester un travail de laboratoire. Mais comment a-t-il pu croire un seul instant qu’elle  pouvait intéresser un public. Mystère?
Les aventures de  ce M. Winch, éternel incompris, légèrement comique, perdu dans ses rêves  et parfois coléreux, pourraient faire l’objet d’une petite-très petite-nouvelle, et/ou, à la grande rigueur, d’un monologue de dix  minutes, mais pas plus!
Comment croire un instant à cette chose qui manque singulièrement de chair; on s’ennuie, parce qu’au théâtre, on s’ennuie quand il n’y plus aucun espoir. Les deux autres personnages-caricatures d’assistants-sont, eux aussi, à peine crédibles, et leur seule fonction semble être de ne pas laisser seul le professeur M. Winch pendant cent longues, très longues,minutes…Tout cela ne fait pas du théâtre, contrairement à ce que croit sans doute, avec une belle naïveté, Denis Podalydès.
Les adolescents de Vélizy qui, l’autre soir, écoutaient avec une attention très soutenue les dialogues de Tendre et cruel de Martin Crimp, dans la formidable mise en scène de Brigitte Jaques, dont on vous reparlera, s’ils avaient dû subir pareille épreuve, se seraient vite envoyé des SMS pour passer le temps. Et ils auraient eu raison… Nous avions bêtement laissé notre portable au vestiaire, dommage!
On se demande bien pourquoi Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-française, n’a pas réussi à y faire jouer cette pièce tout à fait passionnante… pour lui qui en parle avec passion. Muriel Mayette, l’administratrice du Français,  n’aurait-elle pas été convaincue? On se demande bien aussi pourquoi, et par quel miracle, cet Homme qui se hait, a pu se faire aimer par les directeurs d’Amiens d’abord, de Creil ensuite et de Chaillot? Qui a vraiment lu ce texte avant qu’il soit monté?  Comprenne qui pourra, d’autant plus que Didier Deschamps sait diriger sa maison.
Mystère? « Le seul mystère, c’est qu’il y ait des gens pour penser au mystère. » , écrivait le grand Fernando Pessoa…
En tout cas, l’aide  publique  qui a permis de monter cette chose innommable,  aurait pu servir à financer le spectacle d’une jeune compagnie. C’est cela le plus triste. Et on chercherait en vain un théâtre privé qui aurait choisi de le produire! A un moment où la Ministre de la Culture et l’Elysée appellent  au bon usage de budgets réduits,  il y a de quoi être en colère. Le droit à l’erreur,  cela existe mais il y a des limites à ne pas franchir!

Voilà, on vous aura prévenus… Si vous tenez absolument à y aller, bon courage…Pas besoin de réserver, il devrait y avoir de la place! Vous pouvez même peut-être négocier le prix d’entrée! Et envoyez-y vos meilleurs ennemis…
Une idée pour remplir la salle: inviter des étudiants en « ingénérie culturelle »comme on dit,  pour les faire travailler sur les raisons qui ont abouti à un tel plantage! Un vrai cas d’école comme celui-ci, cela ne voit pas tous les soirs!


Philippe du Vignal

Théâtre National de Chaillot jusqu’au 28 février.

Oedipus/bêt noir

Oedipus/bêt noir oedipus_bet_noir

Oedipus/bêt noir, chorégraphie de Wim Vandekeybus, en flamand surtitré.

L’engagement physique des danseurs de Wim Vandekeybus est connu; au festival d’Avignon dans la carrière Boulbon en 2005, un danseur de sa compagnie Ultima Vez s’était blessé à la paupière juste avant la représentation. Le chorégraphe n’hésita pas à  demander,  avec l’accord tacite du danseur ! , qu’on le suture à vif immédiatement, ce qui ne fut quand même pas fait… Cela montre à quel point le chorégraphe aime à mettre en danger le corps du danseur.
Ce nouveau spectacle est le dix septième de lui présenté au Théâtre de la Ville et, là encore, l’énergie physique des danseurs est exploitée au maximum. Dans une adaptation d’Œdipe-Roi de Sophocle par Jan Decorte, Wim Vandekeybus joue et danse le rôle d’Œdipe, entouré de comédiens et de danseurs de sa compagnie, et de trois musiciens en fond de scène. Quelques panneaux gris ferment le plateau à jardin, et à cour, il y a une forme ronde d’une dizaine de mètres de hauteur, recouverte de lambeaux de tissus, où les danseurs s’accrochent.
Le début est surprenant: deux danseurs  parlent entre eux, grâce à une langue des signes élaborée à partir des pieds… L’association texte et danse, elle, n’est pas nouvelle mais, ici, a du mal à fonctionner en synergie. “Ce n’est pas une pièce de danse” précise Wim Vandekeybus. Durant les quarante-cinq premières minutes, le récit est interrompu par les mouvements des danseurs souvent figés dans des poses qui rappellent celles des corps fixés par la lave, lors de l’éruption du Vésuve à Pompéi.
Puis, le rythme et la musique s’accélèrent, et nous retrouvons la force de créativité de Wim Vandekeybus: courses folles, sauts et combinaisons de corps qui se croisent. Le chorégraphe, à bientôt 50 ans, accompagne avec joie la performance de ses danseurs. Ces parties dansées, comme cette ronde sauvage, soulèvent l’enthousiasme du public.
Vers la fin de spectacle qui dure cent vingt minutes, certaines scènes rappellent le travail de Jan Fabre. Par exemple,  quand le messager entre sur scène en fauteuil roulant… ou quand Tirésias tranche avec vigueur un quartier de viande.
Jocaste, la mère d’Œdipe, dit: “ Je suis morte, je n’ai plus rien à dire, sauf danser”. Cet aveu aurait dû être le fil conducteur du spectacle, efficace sur le plan chorégraphique mais décevant pour sa partie théâtrale.

Jean Couturier

Théâtre de la Ville jusqu’au 3 février  http://www.ultimavez.com » www.ultimavez.com

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