Jérôme Savary est parti
Jérôme Savary est parti rejoindre ses animaux tristes…
Lui qui était la vie même… Lui , jamais malade… Lui, résistant aux trop nombreux whiskys et aux trop nombreux cigares…Mais on voyait bien que le grave cancer de la gorge dont il était atteint depuis quelques mois, finirait par avoir vite raison de lui.
Il est mort lundi dernier, quelques heures avant Wladislaw Znorko (voir Le Théâtre du Blog) à 70 ans. Quelle tristesse, quelle grande tristesse d’avoir vu deux compagnons de vie disparaître le même jour et, juste un an après Laurence Louppe, cela commence à faire beaucoup!
Jérôme, depuis ses tout premiers spectacles, en particulier Zartan en 71, il y a plus de quarante ans qu’on le connaissait… bien et pas bien à la fois, même après une vingtaine d’interviews, de très nombreuses conversations et après avoir travaillé avec lui douze ans à Chaillot.
Volubile et très secret, toujours disponible et toujours pressé, généreux,et dépensier mais sachant aussi ce qu’un franc veut dire et surveillant de près le nombre de places vendues, il avait une tendresse parfois inattendue mais était impitoyable et le revendiquait. » Je suis un être cruel : « Je préfère que Maria de Medeiros joue Zazou ce soir et non pas elle (une élève de l’Ecole de Chaillot qui la remplaçait en tournée et le dimanche) : cette fille est douée, elle chante bien et ira loin, mais sans moi ». Il disait avec cynisme que l’Ecole elle-même et ses Ateloers du soir formait de futurs chômeurs, ce qui s’est révélé heureusement faux: Noémie de Lattre, Pauline Bayle, Mounir Margoum, Pascal Réneric, Lyes Salem, Emile Incerti-Formentini, Julie Timmermann, Thibault Lacroix, David Geselson…Sharif Andoura, Ophélia Kolb
Inconstant mais d’une fidélité à toute épreuve, le personnage était aussi compliqué, qu’attachant… » Si tu ne sais pas comment appeler ton futur bébé et si c’est un fils, appelle-le Robinson comme le mien. Normal, puisqu’il est né au moment du spectacle Les derniers Jours de Robinson Crusoé; comme cela, cela en fera au moins deux dans Paris! ». Comment résister? Ce fut un fils et on l’appela donc Robinson, et comme son Robinson à lui, tous deux d’origine américaine par leur grand-mère.
Et nous avions vu la très grande majorité de ses spectacles, les moins bons et les meilleurs: comme justement, Les derniers Jours de Robinson Crusoé, Mère Courage d’après Grimmelhausen à Hambourg, Mère Courage de Brecht dont j’ai souvent passé un extrait vidéo de la fin exemplaire lors de conférences, avec le plaisir de voir les yeux du public mouillés de larmes, Noël au front , son fameux Cabaret, Les Rustres de Goldoni, Cyrano avec Jacques Weber, Le Bourgeois gentilhomme et L’Avare, La Périchole d’Offenbach et le magnifique Les Mélodies du malheur qu’Antoine Vitez avait beaucoup aimé. Avoir réalisé au moins une douzaine d’excellents spectacles dans une vie d’homme de théâtre, peu de gens peuvent en dire autant…
Jérôme avait contre lui nombre de critiques, dont Bernard Dort, entre autres, qui ne l’aimait pas du tout. Et il savait avoir la dent dure et la rancune tenace quand il se sentait injurié notamment envers un critique qui avait écrit qu’il était sale quand il l’avait interviewé- ce qui était faux- mais il assumait crânement ses mauvais choix comme ses échecs ou demi-échecs, comme Super-Dupont. « Tu vois, maman, avait-il dit, en me présentant sa mère, Philippe n’a pas du tout aimé et il l’a écrit mais il avait raison, ce n’était pas fameux! » .
Il avait vécu sa vie, à toute allure avec une incroyable énergie, passant dans les années 70 avec son mini-bus Woslkwagen, d’une ville à l’autre: « C’est rare que nous dormions deux nuits de suite dans le même hôtel » .
Puis les frontières avaient reculé, et il avait joué ses spectacles dans le monde entier sans être jamais découragé. Mais il passait nettement, surtout à ses débuts, pour un trublion notoire et une interview que j’avais fait de lui avait failli ne pas être publié dans Les Chroniques de l’Art Vivant pour des propos jugés trop crus…
En fait, nous l’avons toujours connu boulimique, même au prix de grandes fatigues. « Je n’en peux plus, on est début mars, et je n’ai déjà plus un rond, tout est passé dans les pensions alimentaires » me disait-il un jour, en remontant péniblement les marches du grand escalier de Chaillot.
Et c’est vrai qu’ il assurait mille choses à la fois, et souvent deux mises en scène en même temps, l’une en France, et la reprise d’une d’une autre en Allemagne ou ailleurs, naviguant entre des spectacle parfois trop vite montés. » Tous ces connards qui me trouvent vulgaire, n’ont qu’à aller se faire foutre, j’ai une troupe à faire vivre et je ne reçois aucune subvention, disait-il, à ses débuts. » Mais il a joué le jeu et a accepté d’être subventionné quand, enfin, le Ministère toujours frileux, le lui a proposé.
Il avait commencé dans la rue, bateleur, à la Contrescarpe, avec Jules Cordière son cracheur de feu puis a joué au petit Théâtre de Plaisance aujourd’hui disparu puis créa Le Grand Magic Circus et ses animaux tristes. il dirigea ensuite les Centres Dramatiques de Montpellier de 82 à 86 et Le Théâtre du Huitième à Lyon les deux années suivantes.
Et, il succéda à Antoine Vitez quand il fut nommé directeur du Théâtre national de Chaillot, sous le règne de François Mitterrand qu’il avait souvent accompagné avec sa fanfare pendant ses campagnes électorales, . Il y resta douze ans, ce qui n’est pas un mince exploit quand on connaît la dimensions du bateau à piloter! Avec de beaux succès….
Fils d’un père français exilé volontaire en Argentine et d’une mère américaine, il était né en là-bas et y avait vécu enfant puis à Chambon-sur-Lignon où, dans les froids hivers cévenols, il avait découvert avec éblouissement la neige- que l’on verra souvent tomber dans ses spectacles. Il connaîtra le théâtre grâce à la troupe de Jean Dasté, directeur du Centre Dramatique de Saint-Etienne, le gendre de Jacques Copeau et grand artisan de la décentralisation, qui trimbala, sous son chapiteau bien des spectacles, dont un magnifique Cercle de craie caucasien de Brecht, avec, en bas de l’affiche, le nom d »une jeune débutante Delphine Seyrig qu’il fera jouer ensuite dans un de ses films. Et ce n’est sans doute pas pour rien que les représentations du Grand Magic Circus auront souvent lieu en tournée sous un chapiteau…
Il avait l’art de la répartie et il nous souvient qu’à un spectateur qui lui avait crié: « Ton bordel, Savary, c’est quand même bien cher pour ce que c’est ! « , il avait répliqué: » Ecoute mon pote, tu n’avais qu’à passer par derrière! » Il s’était plutôt formé lui-même dans la grande tradition américaine d’autrefois, au gré des rencontres, et avait fait très peu d’études: une boîte privée rue de la Tour, mais quand même à l’école de musique Martenot à Neuilly. Et quelque temps, à l’Ecole du théâtre des nations où il rencontra Jacques Livchine et Edith Rappoport, notre amie du Théâtre du Blog. Cette formation personnelle ne l’empêchait pas d’avoir un sens très sûr du plateau et une solide culture théâtrale et musicale.
Il avait vécu, très jeune encore avec sa fiancée de l’époque à New York où il rencontra nombre d’artistes, musiciens de jazz comme Miles Davis, ou des metteurs en scène comme John Vaccaro à qui il avait essayé en vain de chiper les adresses de son fournisseur de strass et de paillettes. Mais, citoyen argentin, il avait dû repartir faire son service militaire dans la cavalerie! Puis revenu en France, il intègre l’Ecole nationale des Arts Déco à Paris où il jouait déjà de la trompette dans la fanfare; il y avait rencontré Michel Lebois qui allait devenir son fidèle scénographe.
Il vivait dans un petit studio, à la Contrescarpe qui appartenait à sa mère. Doté d’une énergie peu commune, ne se fiant qu’à sa bonne étoile, il avait réussi à se faire une réputation de metteur en scène iconoclaste et à se faire haïr de la plupart des réalisateurs français de l’époque qui lui reprochaient de mettre en place un théâtre de bric et de broc, sans frontière entre la salle et le plateau, très au second degré, avec palmiers en carton, avec des musiciens sur scène et de belles comédiennes en porte-jarretelles. Il ne craignait pas de jouer n’importe où, là il pouvait et vendait avec ses acteurs des bières à l’entracte pour compléter la recette.
Roger Lafosse, le directeur du merveilleux festival Sigma à Bordeaux, l’avait vite repéré et faisait une entière confiance à son Magic Circus, capable d’emmener dans ses délires théâtraux plusieurs centaines de personnes. Et, parfois, Jérôme lui disait qu’il allait lui envoyer demain un scénario… qui était encore dans sa tête.
Ses spectacles, au début, étaient en effet souvent vite répétés mais il avait une telle envie d’en découdre que, passés les premiers jours de rodage, il réussissait presque toujours son coup et c’étaitprobablement un des rares metteurs en scène français à emmener et/ou à créer ses spectacles à l’étranger...
Recrutant ses acteurs à l’intuition et ses comédiennes parfois au gré de ses amours mais sans jamais vraiment se tromper. Ainsi, entre autres, Michel Dussarat qu’il avait enlevé à ses études d’anglais à Bordeaux pour assurer les poursuites-lumière et qui deviendra aussi son comédien et surtout son très fidèle costumier. Ainsi Mona Heftre, magnifique jeune plante dont il était tombé amoureux, que nous avions rencontrée un soir de tournée à Tours et la mère de ses deux filles Manon et Nina.
Sans Mona la vigilante, il n’aurait jamais été ce qu’il est devenu. Il a eu quatre enfants dont il disait souvent que c’était tous des enfants de l’amour… Il avait une folie personnelle qui l’empêchait de douter. Il ne renonçait jamais, pensait que tout était toujours possible, à partir du moment où il l’avait décidé. Par exemple, assumant seul avec un assistant, la conduite d’un spectacle à Chaillot à cause d’une grève des techniciens que, par ailleurs, il respectait beaucoup… Mais tout le monde se souvient encore de ses colères quand il dirigeait une répétition à Chaillot.
Toujours muni de son éternel gros cigare, il confondait souvent, quand il avait trente ans, costume de scène et tenue de ville. Ainsi, une dame de mon immeuble bourgeois m’avait dit fielleusement: « Il y a un monsieur bizarre avec une veste jaune et des chaussures vertes qui vous cherchait ». Mais sous le jeune metteur en scène et chef d’une jeune troupe, il y avait déjà un organisateur et un metteur en scène déterminé qui avait souvent réfléchi à ce que pouvait être un théâtre populaire au meilleur sens du terme.
Et il aura finalement réconcilié les Français avec l’opérette qui avait mauvaise presse dans les années 68, et qu’il avait rebaptisé comédie musicale, lui, l’amoureux fou de musique. Il disait souvent de Mozart, qu’il avait inventé le swing!- mais aimait aussi Rossini, Chabrier et surtout Offenbach dont il partageait l’amour des femmes. Il fut ensuite nommé à la direction de l’Opéra-Comique/Et il était bien le seul des metteurs en scène de sa génération à avoir associé de façon aussi remarquable, la musique et le chant à un théâtre à un théâtre d’images qui devait peu au texte, et beaucoup aux chansons. Sans pour autant négliger un théâtre comme celui de Brecht ou de Molière… C’était cohérent, puisque ces grands auteurs avaient toujours fait la part belle aux chants dans leurs pièces. Puis ensuite, il s’était lancé avec la même passion et le même succès dans l’opéra, en France mais surtout à l’étranger…
Jérôme Savary était aussi, quoi qu’il en ait dit, un excellent pédagogue; mais faute de temps et incapable de se plier à un horaire régulier, il m’avait dit qu’il ne pourrait pas enseigner à l’Ecole de Chaillot qu’il avait pourtant voulue et dont j’ai été longtemps le directeur. Mais il connaissait bien les élèves et parlait souvent avec eux -à la différence de Goldenberg qui n’avait jamais voulu les rencontrer! Et,, à chaque fois qu’il leur faisait passer une scène, il savait corriger de façon exemplaire. A chaque rencontre avec lui, ils apprenaient beaucoup. Toujours pressé, il n’avait toujours que vingt minutes mais restait deux heures, incapable de partir. Pas très rassuré mais répondant aux questions parfois perfides des élèves. Avec, parfois, des conseils au langage très cru. « Vous les filles, n’hésitez pas à faire le trottoir! Enfin vous voyez ce que je veux dire: ne restez pas derrière votre téléphone, faites vous connaître… vendez vous sinon, cela ne marchera jamais ».
Il avait autorisé tous les élèves sans exception à assister aux répétitions, ce qui était une beau cadeau qu’ils appréciaient et il savait quitter son costume de directeur et leur parlait avec beaucoup d’intelligence et simplicité, du théâtre contemporain. Réglant ses comptes, comme une fois, à propos d’un jeune confrère qu’il n’aimait pas et devenu ensuite directeur d’un grande maison: « Il brade les places, cet incapable; après s’être fait mettre par le père, il a épousé la fille ». Les élèves se demandaient s’ils avaient bien entendu… L’homme possédait un charme (au sens latin du terme) indéniable. Et chacun savait qu’il avait été très proche un moment d’une belle élève.
Et il n’avait pas hésité à financer plusieurs projets de mise en scène dont Peines d’amour perdues chez Bernard Sobel à Gennevilliers, mise en scène d’Andrzej Severyn et, en douze ans, il aura employé, dans ses mises en scène, quelque quarante élèves! Soit comme figurants ou pour des petits rôles, voire même pour des rôles importants. Et ce n’est pas le moindre des apprentissages. C’est une chose qui ne s’oublie jamaiss et c’est un côté souvent négligé de son personnage qu’ il est bon, au moment où il nous quitte à jamais, de rappeler.
Jérôme Savary n’était pas un bateleur qui faisait tout et n’importe quoi, comme certains, de mauvaise foi, avaient voulu le faire croire. Certes, il savait vendre sa marchandise avec une étonnante force de conviction et était fort en gueule mais le reconnaissait volontiers Même si, dans les dizaines de spectacles qu’il réalisa, certains n’auraient jamais dû voir le jour…
C’était, en tout cas, un grand homme de théâtre, avec, sans doute une exigence et un style bien à lui, qui -on l’oublie trop souvent- a pris des risques et bien des metteurs en scène qui ne l’auraient jamais avoué, se sont ensuite inspirés de ses mises en scène. C’est pour cela aussi que nous l’aimions beaucoup.
Jérôme aura été un chaînon marquant dans l’histoire du théâtre français contemporain et il aura réussi à remplir la grande salle de Chaillot, ce qui était loin d’être acquis. Et, plus de quarante ans après sa création, des gens trop jeunes pour l’avoir jamais vu, parlent encore du Magic Circus… C’est sans doute le plus bel hommage qu’on puisse lui rendre. Adieu Jérôme et merci de tout cœur.
Philippe du Vignal
Une cérémonie du souvenir aura lieu au cimetière du Père-Lachaise mardi prochain 12 mars à 10 heures 30. Sous la neige, comme il l’aurait peut-être souhaité…
Cher Philippe,
Jérôme ne soufflera plus dans sa trompette et ne fumera plus ses gros cigares La première fois que je l’ai vu, il en offrait aux machinos de l’Alhambra à Bordeaux durant un montage du Magic, Circus au festival Sigma.C’est sur des scènes bordelaises, voire un stade qu’il nous fut révélé avec Zartan, fils de Tarzan et je me souviens quel volcan ce fut: les portes volaient en éclats sous la poussée du public qui voulait absolument entrer!
Deux ans après 68, le public exultait et le directeur du Théâtre de la Cité internationale, André Perinetti, était là (toi aussi), il l’intégra à sa saison… C’était à la fin des années soixante-début soixante dix peut-être…Mais on s’en fout, maintenant qu’il est parti. Adieu l’artiste…
Amitiés
Guy Lenoir