Visite au père
Visite au père, de Roland Schimmelpfennig, mise en scène d’Adrien Béal.
Dans la pénombre d’un espace vide, une jeune fille d’une vingtaine d’années, Isabel, s’acharne sur son portable où s’affiche l’image indélébile, qu’elle cherche à gommer, du mirador d’un camp de concentration qui ressemble fort à un phare, ou l’inverse.
Dehors, une tornade de neige et quelqu’un frappe à la porte de cette maison isolée dans la campagne allemande, cherchant refuge. L’homme, prénommé Peter, n’est pas là par hasard, il vient à la rencontre de son père, Heinrich, qu’il ne connaît pas.
La jeune fille, qui découvre l’existence d’un demi-frère, rassemble la fratrie, qui l’ignorait tout autant. Les femmes, demi-sœurs et cousine, et Edith, la femme d’Heinrich qui a récupéré cette maison familiale baptisée ironiquement mais justement, caveau de famille, font cercle. On assiste aux retrouvailles, ni très exaltantes ni très exaltées de Peter, qui garde le mystère de son passé, et d’Heinrich, occupé depuis une dizaine d’années à la traduction du Paradis perdu de Milton.
L’inquiétante intrusion dans la famille du fils, personnage énigmatique, ressemble à l’arrivée d’un loup dans une bergerie. Se tissent, à différents niveaux de l’histoire, des relations entre Peter et les femmes de la famille, les unes après les autres, entre le jeune homme et Edith, sa belle-mère. Heinrich et sa nièce, eux musardent et abattent ensemble un canard que personne ne sait ni plumer ni préparer, et perforent, en plein cœur, la photo de mariage d’Heinrich et Edith, qui en reste interdite.
Aspects légers et traits plus profonds s’enchevêtrent, au cours des cinq actes qui nous entraînent de séquences courtes et rythmées, en moments a-capella ou en canon, vers plus de densité. Subtilement, le spectre de l’histoire se met en marche, histoire personnelle comme histoire collective, sur fond d’Allemagne et de Russie. Avec un chapitre sur la littérature russe où une amie d’Heinrich, venue le visiter, professeure typique de « l’autre Allemagne », emmène sa fille, dévoreuse de littérature russe, feuilleter la bibliothèque familiale généreusement ouverte (scénographie de Kim Lan Nguyen Thi). Des centaines de livres russes, y sont enfermés, comme oubliés, avec des éditions rares de Tchekhov et de Tourgueniev.
L’atmosphère du plateau est proche de celle de la Cerisaie, avec le poids du passé et de l’héritage, ou de Premier Amour de Tourgeniev, et pourrait aussi faire référence au Canard sauvage d’Ibsen que le metteur en scène a d’ailleurs monté, il y a quelques années.
A la fin, tout le monde cherche tout le monde et chacun sa vérité, jusqu’aux menaces de meurtre et aux coups à bout portant tirés par le père sur un fils qui disparaît, à nouveau. La tension est à son comble, le fils s’efface. Etait-ce un rêve ?
Visite au père est le premier volet de La Trilogie des animaux où l’on retrouvera Peter et Isabel, à d’autres moments de leur vie. L’auteur, traduit de l’allemand par Hélène Mauler et René Zahnd, a travaillé à Istanbul, puis fait des études de mise en scène à Munich, et, après un an passé auprès de Thomas Ostermeier à la Schaübuhne de Berlin, est actuellement en résidence au Deutsches Schaupielhaus de Hambourg. On connaît de lui, en France : La Nuit arabe, montée par plusieurs metteurs en scène, ainsi que Le Dragon d’or. Et huit de ses pièces ont été publiées en français.
Cette Visite au pèreressemble à des coups de crayons éparpillés ou des esquisses, qui lancent un début d’histoire et laissent comme en suspension. Entre secrets de famille, non-dits, opacités, fantasmes et imaginaires, rêves et mensonges, idéalismes, on pénètre, de pas-de-deux en chorégraphies plus complexes dans un monde en train de basculer, sans bousculer le temps.
Les huit personnages, en quête d’émotion et de désir, oscillent d’oisiveté en ennui et avancent de manière décalée, chacun dans la logique de son tracé. Portés par des acteurs dirigés de façon plutôt sage et précise, intéressant mélange de générations, ils soufflent une ambiance de chaud et de froid, chacun gardant sa part de mystère (Bénédicte Cerutti, Christine Gagnieux, Perrine Guffroy, François Lequesne, Julie Lesgages, Pierric Plathier, Claire Wauthion et Charlotte Corman).
Les lumières d’Anne Muller participent de cette étrangeté et accompagnent les paroles perdues et envolées, habilement orchestrées par Adrien Béal, metteur en scène et directeur du Théâtre Déplié. Ce temps de la représentation ouvre sur une poétique du plateau qui, séquence après séquence, construit sa dramaturgie en une sorte de symphonie inachevée.
Brigitte Rémer
L’Echangeur de Bagnolet jusqu’au 10 mars. T. : 01-43-62-71-20. www.lechangeur.org
Le texte est publié à L’Arche éditeur : www.arche-editeur.com