Et la nuit sera calme
Et la nuit sera calme, d’après Les Brigands de Schiller, adaptation de Kevin Keiss, mise en scène d’Amélie Énon.
Les comédiens -mélangés au public mais on ne les remarquait pas- surgissent du premier rang et enjambent la scène, et, comme s’ils prêtaient serment ou signaient un pacte, se couvrent la tête d’un bas et s’éparpillent dans la forêt.
Le plateau vide est cerné de planches de bois brut, découpées sur toute la longueur de l’arbre, appuyées de sol à plafond (scénographie de Maxime Kurvers) . Ces planches en demi-cercle délimitent l’espace plateau, entre le dedans et le dehors comme le feraient des pendrillons, et le dehors reste à vue.
Et l’histoire s’engage, librement adaptée des Brigands, grand texte du romantisme allemand : celle d’un vieux comte, père de Karl et de Frantz, deux frères ennemis, portant ici la fraise de plis et de godrons comme signe de distinction et de pouvoir. Fougueux et cherchant à brûler sa jeunesse, Karl, l’aîné, déserte la famille pour vivre sa vie et délaisse Amalia, qui lui est destinée et qui l’attend. «Il est en voyage», dit-on.
Frantz, le cadet, romantique en apparence mais en fait cynique à souhait, intrigue et discrédite Karl auprès du père, qui, un temps, le renie. Un messager, très kitch, lui annonce même sa mort, entraînant, chez le vieil homme, doutes et remords. « L’espoir me torture », reconnaît-il, troublé par un songe.
Karl, affecté par la rupture d’avec son père, erre dans la forêt à la tête d’une bande de malfrats et fait autorité : «Qui parle quand je commande?» hurle-t-il, alors que s’inventorie le butin. Et Frantz continue à comploter, vise à abréger la vie de son père et prépare sa sépulture. Le vieil homme pas même refroidi, Franz met la fraise de plis et de godrons, et se sacre lui-même, approchant Amalia pour la séduire de force, rien moins que par le viol. La scène est savoureuse: la jeune femme prend le dessus, laissant le nouveau couronné, piteux, et lui lance l’anathème : « Mourez, vieux démon ».
Puis, vient pour Karl le temps de la reddition et le serment fait à ses compagnons : « Je ne vous abandonnerai jamais », suivi du retour du fils prodigue: «Père, je m’avance vers toi». Il prend acte alors de sa mort et des manœuvres de Frantz, se dissimule lorsqu’il rencontre Amalia qu’il ne reconnaît pas, et qui s’en trouve éperdument blessée. La pièce se termine dans le sang.
Schiller écrit Les Brigands à vingt-et-un ans, alors qu’il sort de l’internat en médecine, et qu’il s’apprête à devenir médecin militaire; il est en révolte et exprime sa rebellion par l’écriture. La pièce est une métaphore de la jeunesse et de la révolte, du pouvoir, de la quête de liberté et de la recherche d’un certain idéal : « Tout pour tous, vive la liberté » ! proclame Karl.
Kevin Keiss a travaillé sur plusieurs niveaux de langage, désacralisés, et parfois crus; il joue de contrastes qui soufflent le chaud et le froid : « Coupe, espèce de zozo » lance un acteur à un technicien et, comme le dit si bien l’un d’entre eux : « Les mots ne veulent plus rien dire ». Amélie Énon reprend ces différents niveaux d’interprétation, croise les histoires et joue du théâtre dans le théâtre. On frôle Shakespeare, on est même dedans, avec la séquence des brigands-comédiens, interprétant une saynète, comme dans Hamlet, pour détourner l’attention de Frantz. On assiste aux préparations, travestissements et maquillages de clowns.
L’écriture scénique se construit avec les lumières de Manon Lauriol et le son de Vassili Bertrand -notamment ses chœurs- autour de gestes en échos et de certaines correspondances. Ainsi : quelqu’un tue, la pluie tombe ; Amalia dans le fauteuil roulant du comte, témoigne du pouvoir usurpé par Frantz; ce dernier, l’auto-proclamé, reprend la position extravagante du père, sur la chaise. Ces signes de théâtre parlent et aident à structurer un ensemble un peu brouillon.
Il y a des trouvailles, comme le cadavre du père sur une grande planche posée sur des tréteaux qui barre le plateau, et qui se métamorphose en Paulo ; le portrait d’Amalia, réalisé par Karl, prenant la pose; un vieux pick-up dont sort Le Chant du pirate, interprété par Edith Piaf ; le sol qui se soulève, poussé par les vents, avec effets de vagues et de reliefs ; les robes de carnaval et la berceuse de Karl ; la mise en action, au final, de ces planches appuyés au sol, quand l’action se resserre. Au-delà de ces signes, on est tout au long du spectacle, ballotté de jeu à hors-jeu, à la recherche d’un degré de lecture et d’une pertinence.
La Compagnie Les Irréguliers est un collectif: Selin Altiparmak, Jérémie Bergerac, Vassili Bertrand, Hugo Eymard, Julien Geffroy, Maxime Kurvers, Mexianu Medenou, Malvina Morisseau et Charles Zévaco sont les acteurs de cette aventure, complexe à maîtriser, et encore jeune. Il y a dans le jeu, des choses non abouties, un peu trop d’à-peu-près, mais, dans la démarche, une vraie tentative, celle d’un récit qui se raconte.
Brigitte Rémer
Théâtre de la Bastille, jusqu’au 13 avril, sauf les 19, 25, 30, 31 mars et les 1er et 8 avril . www.theatre-bastille.com