Le Prix Martin

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Le Prix Martin d’Eugène Labiche, mise en scène de Peter Stein.

C’est une des dernières grandes pièces (1876) de cet auteur (1815-1888)  que les metteurs en scène du 20 ème siècle n’ont jamais  cessé de mettre en scène. C’est au tour de Peter Stein, co-fondateur de la fameuse Schaubühne de Berlin qui vit maintenant en Italie et qui y monte plutôt des opéras,  de le mettre en scène .
La pièce n’est pas un vaudeville avec chansons mais plutôt un comédie de mœurs comme on disait alors, féroce et noire, qui tourne au jeu de massacre jubilatoire, et dont les formidables dialogues sont déjà teintés de surréalisme et d’absurde. (Ce n’est sans doute pas pour rien que Philippe Soupault aimait aussi Labiche). Du genre: – Don Hernandez, ramenez-moi chez ma mère ! dit Loïsa- Ta mère ! c’est moi qui serai ta mère, lui répond le cousin guatémaltèque de Ferdinand Martin. -Quel beau jeu que le bésigue- C’est attachant et ça n’absorbe pas, répond Agénor à Martin.  
 Les personnages, à trois âges de la vie,  sont tous  emportés dans un tourbillon de relations sexuelles. Ferdinand Martin,  bourgeois et fier de l’être, assez vaniteux, a eu l’idée d’un prix: le Prix Martin qui serait décerné à « l’auteur du meilleur mémoire sur l’infamie qu’il y a à détourner la femme de son meilleur ami ».
 Mais évidemment, Madame est, et depuis longtemps, l’amante d’Agénor Montgommier, le meilleur ami de Monsieur… qui  s’aperçoit, très en colère, qu’ils tracent sans  scrupule une marque à la craie sur sa veste noire pour convenir de leur rendez-vous. Ferdinand Martin est furieux de se voir ainsi transformé en ardoise et cocufié. Les deux vieux amis seront vite « en froid » , comme ils disent, mais,  bizarrement,continuent à se voir et à rester proches sinon l’intrigue en resterait là!
 Quant aux  jeunes et ridicules époux, Edmond et Bathilde Bartavelle qui découvrent les joies du sexe, ils passent leur temps à faire l’amour sans vouloir l’avouer à leur entourage. Arrive  alors un cousin éloigné de Martin que ce dernier supporte mal, un Guatémaltèque d’opérette,  Hernandez  Martinez, roi des Chichimèques qui n’est pas insensible non plus aux charmes de Loïsa Martin et qui la séduira sans difficultés.
« Devenus veufs tous les deux », comme ils disent, le mari et l’amant  font la paix à la fin de la pièce-et  formidable idée de Labiche- reprennent leur partie de bésigue, toujours surveillée par Pioncieux, le valet de Martin comme au début, mais, cette fois, dans une douce mélancolie… Finalement, on se demande si les deux rivaux, tour à tour cocufiés, ne sont pas soulagés et heureux  de  se retrouver  enfin entre eux, enfin débarrassés  de  cette Loïsa, enfin enlevée par le cousin guatémaltèque…

Quant à Pioncieux, c’est un frère de lait de Martin, ce qui ne l’empêche surtout pas de le mépriser et de l’humilier- il doit même porter , lui, tout maigre, les vieux pantalons taille XXL de son maître. Enfin, pour les domestiques comme lui, obligé de suivre son maître, les vacances en montagne, même s’il est mal nourri,  ce dont il se plaint, ont  aussi du bon: il aura la grande gentillesse d’initier la jeune Suisse-assez naïve, et pas si naïve que cela-qui s’occupe d’une auberge dans les montagnes.
En effet, la pièce commence à Paris dans un salon bourgeois mais tous les personnages se retrouveront  à Chamonix, puis en Suisse, puisqu’Agénor a décidé d’accompagner aussi le couple. Martin a en effet projeté, avec la complicité de son cousin, de  se débarrasser son rival en Suisse, mais Agénor résistera à cette tentative de le faire tomber dans une gorge profonde, puis  à un médicament trop fortement dosé par MartMnaus de chance, Agénor  ne boira pas le bol de tisane mais celui de  bouillon que Pioncieux s’était préparé…

 Personne n’est épargné dans  le jeu de massacre concocté par Labiche et les Parisiens, avec un luxe de phrases méprisantes et  xénophobes,  tapent sur les Américains du Sud, les touristes, le pauvre Pioncieux et la Suisse. Martin répète d’un air méprisant: « Oh! La Suisse! » ou glisse accablé:   « C’est le mont Valérien en plus haut! « ,
« Comme le remarque finement Jourdheuil,  » Nous sommes passés,  et notamment grâce à ces regards venus d’ailleurs (les metteurs en scène étrangers) que sont des mises en scène comme celles de Stein, d’un Labiche considéré comme simple distraction bourgeoise à un Labiche charriant une humanité étrange ».
Et il a raison de dire que le regard de Peter Stein est un peu comme celui d’un ethnologue. Cette galerie de personnages que sont  Martin, sa famille, ses amis et les domestiques, tiennent des propos qui sont souvent à la limite de l’absurde: « Onze, je n’ai pas été jusqu’à la douzaine, dit Martin en parlant de ses maîtresses ».  » Ce que j’aime en vous, ce n’est pas votre physique, il est médiocre »  dit Loïsa, ou  » J’ai fait vœu de ne plus tromper mon mari, dit-elle aussi  à Agénor, ce qui signifie pour elle qu’elle veut vivre avec son amant! Ou encore: « Ne m’appelez plus,Ferdinand, nous sommes en  froid, » dit Martin à Agénor  après avoir appris qu’il était l’amant de sa femme.  » J’étais jeune, j’étais beau et j’appartenais à l’état-major, dit enfin Agénor.

Peut-être, et même sans doute, ne rions-nous pas des mêmes choses que les contemporains de Labiche; ils  ne devaient pas être aussi sensibles  à ces répliques délirantes, que Ionesco n’aurait pas renié. En tout cas, surtout au début, le public, ne retient pas ses rires.  Il faut dire que chaque scène est au plus haut point  savoureuse!
La mise en scène comme la direction d’acteurs  du grand Peter Stein,  sont, comme d’habitude chez lui, tout à fait  impeccables:  Jacques Weber,  (Ferdinand Martin) , bougon, rancunier mais  bonne pâte et revenu de ses illusions, n’en fait heureusement pas trop et tous les autres: Rosa Bursztein et Julien Campani (les Bartavelle), Pedro Casablanc (Hernandez Martinez), Christine Citti (Loïsa) Dimitri Radochevitch (le docteur), Laurent Stocker (Agénor Montgommier) ont un jeu tout à fait ciselé et sont vraiment leur personnage dès qu’ils entrent en scène. Mention spéciale cependant à Manon Combes qui  joue admirablement cette parfaite idiote de Groosback, la servante d’auberge suisse, et à Jean-Damien Barbin qui incarne le pitoyable Pioncieux,le valet de Martin, avec une gestuelle et un accent bétifiant tout à fait étonnants, surtout quand il marche en retenant  son pantalon trop grand qui lui  tombe sur les pieds….La charge est cruelle- il y a du Buster Keaton chez lui- mais les rires sont garantis.  
Peter Stein a joué très finement les choses et n’a pas cherché à moderniser la pièce ni à l’adapter, et il a eu raison, même si elle accuse un léger déficit dans la seconde partie, moins brillante et moins efficace que la première. Mais difficile de couper des scènes chez Labiche, même si certaines sont un peu longuettes. Les costumes d’Anna-Maria Heinreich-très réussis-sont proches de ceux de leur époque. Grandes robes avec faux-culs, redingotes noires, etc.. Mais la scénographie de Ferdinand Woegerbauer n’est pas aussi inspirée… Et l’ensemble, plastiquement assez laid, n’a guère d’unité. Pour signifier que l’action se situe à  Paris, il y a de grandes toiles de fond/ agrandissements de gravures d’époque, et les murs et les meubles du salon tout autour sont noirs  et,  en clin d’œil qui se veut drôle mais qui ne l’est pas vraiment, on voit un morceau, côté cour et côté jardin, reproduit du cadre de scène  à l’avant-scène. Et ensuite, il y a encore  des toiles reproduisant des gravures paysages de montagne. C’est dommage pour une mise en scène aussi soignée mais bon, cela n’empêche en rien le jeu des acteurs,  et c’est l’essentiel!
Cela fait tellement bien de rire au théâtre et n’est pas si fréquent! Grand merci,  Peter Stein, c’est sans doute le meilleur des Prix Martin qu’on ait vu,  et, si vous en avez assez de cet hiver parisien qui n’en finit pas de finir, allez vite à l’Odéon goûter à cette cuvée, à tort peu connue, d’Eugène Labiche, cela vous fera du bien. Gustave Flaubert, si l’on en croit Jules Claretie, romancier, critique théâtral, auteur dramatique et, à la fin de sa vie, administrateur de la Comédie-Française, criait bravo et disait : « C’est du Molière ». Bien vu, Monsieur Flaubert, vous aviez bien raison!  Et notre vingtième siècle théâtral, plutôt spécialisé dans la noirceur que dans le rire, curieusement, n’aura jamais réussi à faire naître un autre Labiche…

Philippe du Vignal

Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 5 mai du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h. T: 01-44-85-40-40

 


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