Le Pays des aveugles
Le Pays des aveugles, d’après la nouvelle de H.G. Wells, adaptation, jeu et mise en scène de Nino D’Introna
C’est un récit métaphorique porté par un seul acteur, qui interprète tous les rôles et qui s’inscrit dans un faisceau d’écritures, de musique et lumières :
Un montagnard de la Cordillère des Andes, Nunez, parti pour une ascension avec d’autres, fait une chute vertigineuse et, dans un nuage de neige, se retrouve seul, au milieu d’une nature inhospitalière.
De ravins en crevasses, et de gorges en précipices, il arrive dans une vallée où tout lui semble singulier, et comprend qu’il s’agit du Pays des Aveugles, fermé sur lui-même, depuis quinze générations.
Sa rencontre avec les habitants se passe mal, lui, voyant, croyant à sa supériorité sur « ceux qui ne savent pas ce qu’est la possibilité de voir », et jouant le rapport de force.
Pris au piège de son arrogance, il s’exclut lui-même et décide de partir, tout en répétant le proverbe : « Au pays des aveugles, le borgne est roi ».
Quand il comprend que ce pays, retiré du monde, ne le rendra pas à sa liberté, il se voit contraint de négocier sa capitulation.
Mis à l’épreuve et initié, il fait amende honorable, réussit à se faire accepter comme citoyen du Pays des Aveugles sous le nom de Bogota. Tombé amoureux de Médina-Saroté, fille de Yacob, il la demande en mariage, ce qui crée de nouvelles scissions dans le Pays où l’on dit que « son cerveau est atteint » et qu’il est sujet à des hallucinations.
Alors, dans une ultime vérification, la jeune fille le convainc de se « normaliser« , en acceptant que le guérisseur lui ôte la vue: « Oh ! C’est vous qui voulez que je renonce au don de la vue ! Mais mon univers, c’est la vue » !
Il finit par donner son consentement, à en perdre le sommeil, et le jour dit, prit la décision de partir droit devant lui, « pensa au monde vaste et libre dont il était séparé, commença l’ascension de la montagne, puis, quand les lueurs du couchant s’éteignirent, s’allongea et reposa sous les étoiles froides et claires ». Seul en scène, pour porter cette légende relevant du fantastique, avec son bâton pour arme et compagnon, l’acteur (Nino D’Introna),joue tous les personnages, dans une dynamique et une intensité qui ouvrent sur l’étrange et la poésie. Le texte frappe clair et profond, et son jeu, particulièrement physique et habité, est d’une grande précision. Il interprète d’une voix douce dans un micro HF, et avec de l’écho, les aveugles, et, d’une voix plus nette, le narrateur.
Concepteur d’un projet qui l’habite depuis longtemps, et dont il avait donné une première version, il y a vingt ans, Nino D’Introna, directeur du Théâtre Nouvelle Génération/CDN de Lyon, l’inscrit aujourd’hui en dialogue avec deux musiciens, Valentina Mitola et Paolo Cipriano, du groupe Supershock. Placés dans un cercle de lumière à l’avant-scène, de part et d’autre du plateau, ils jouent de la basse et de la guitare, mêlent le vocal et la flûte, avec sensibilité, et lui répondent en écho. Parfois, une note se suspend, parfois ça swingue et dans la salle remplie de jeunes, tous swinguent aussi, avec un plaisir certain .
Les lumières d’Andrea Abbatangelo sont un autre élément d’écriture qui donne une dimension extrême aux deux autres. L’homme, effacé du monde extérieur, est pris en charge par des projecteurs latéraux, qui permettent à l’acteur de sculpter la lumière et de se fondre dans le noir, ou par des rampes dessinant un rideau à la lumière intense, rendant la nature vivante et les espaces illimités, en même temps qu’intimes. Au loin, de la brume, quelques fumées et parfois, des éclairs.
L’acteur bat le tambour, éclairé comme un soleil, au centre du plateau, sobrement habillé par Elisa Dessi et Nadège Joannes. La lune, au son de la flûte, se transforme en soleil. Grâce à la réverbération et aux échos, on ne sait plus si c’est l’acteur qui, sur son chemin de Damas, hallucine ou est halluciné, ou bien si c’est le spectateur. « Voir, apprendre », sont ses mots-clés et le spectacle démultiplie le chiffre quinze : quinze bougies sur le plateau, quinze étoiles dans le ciel, quinze générations d’aveugles au Pays du même nom. Au loin, Bogotà, la ville blanche des Andes, ses statues, ses fontaines, ses maisons, un mirage ?
Un conte initiatique d’une grande sensibilité et d’une grande beauté, qui joue sur le «voir» et «ne pas voir», la lumière et le noir, la perte des repères et la liberté. Une poésie, un dépaysement, une intensité, à vivement recommander.
Brigitte Rémer
Théâtre Dunois, 7 rue Louise Weiss, 75013 – Jusqu’au 31 mars – T : 01-45-84-72-00 www.theatredunois.org et au Théâtre de Vienne/ Scène Rhône-Alpes, les 9 et 10 avril (www.theatredevienne.com)