On ne sait comment
On ne sait comment de Luigi Pirandello, traduction de Michel Arnaud, mise en scène de Marie-José Malis.
C’est l’avant-dernière pièce (créée en 35, un an avant Les Géants de la Montagne) du célèbre auteur sicilien (né en I867 et mort en 1936 du choléra qui avait déjà atteint sa famille, à sa naissance). Comme plus de la moitié de son théâtre, (entre autres: La Volupté de l’honneur- première pièce de lui à avoir été montée en France par Charles Dullin- Chacun sa vérité, L’Etau, Cédrats de Sicile , Les Géants de la montagne…) elle est tirée d’un de se romans ou nouvelles. Il faut rappeler qu’en fait, Pirandello a été longtemps plus connu à ce titre et n’a abordé le théâtre par ce biais qu’ à 54 ans seulement. Alors que le premier recueil de ses nouvelles avait été publié en… 1894.
On ne sait comment, est un pièce qui est assez peu jouée; elle avait été créée en France par le grand Alain Cuny-qui jouait Romeo , mise en scène en 62 par Jean Tasso au Vieux-Colombier. Elle reprend un des schémas bien connus du théâtre de boulevard.
Deux jeunes couples d’amis, Gievra et Giorgio: Bice loge chez eux, en l’absence de Roméo, officier de marine. Mais ce qui devait sans doute arriver, arriva: peu avant le congé de Romeo revenu à terre pour quinze jours seulement avant de repartir en mer, Gievra a fait l’amour avec Romeo, le meilleur ami de Giorgio: ils n’ont résisté ni l’un ni l’autre à une attirance aussi violente que ponctuelle! Pourquoi, à un moment donné, un homme et une femme décident-ils soudain de faire l’amour ensemble sans qu’il puissent résister à une force quasi-magnétique qui les attire l’un vers l’autre? On ne sait comment, comme le dit joliment le titre, ni pourquoi… Peut-être, ce jour-là, l’herbe était-elle plus verte dans le pré d’à-côté. Coup de foudre réciproque et sans lendemain: c’est un crime innocent, plaide Romeo. Et cela n’empêche surtout pas Ginevra de déclarer urbi et orbi qu’elle est toujours aussi amoureuse de son mari. Soixante-dix ans après, les mœurs ont beaucoup évolué dira-t-on, mais ce genre de vieux tabous a-t-il disparu? Pas si sûr!
Il y a aussi dans l’histoire un troisième homme, un autre ami du couple, Respi, qui a, un temps, une ceraine attirance pour Bice qui n’aurait pas été insensible mais sans que cela aille plus loin. Bien entendu, Giorgio et Bice ignorent la liaison très passagère entre leurs conjoints. Bice ne va pas tarder à l’apprendre; Giorgio, lui, aura des soupçons et, devant l’aveu final de Roméo, le tuera d’un coup de revolver. C’est une fin un peu téléphonée mais bon… La pièce aura commencé par l’annonce d’un meurtre et finira par un véritable meurtre.
Mais on n’est pas dans Le Prix Martin de Labiche, magistralement monté par Peter Stein à l’Odéon( voir Le Théâtre du Blog) fondé sur un scénario proche, et ici, cela va être l’occasion d’un grand déballage qui finira mal. En effet, les choses vont se compliquer: Romeo avoue aussi qu’il a tué-trente ans auparavant et il y a donc prescription- au cours d’une bagarre entre gosses, un tout jeune paysan, sans que l’on ait jamais pu retrouver le coupable. Cela commence à faire beaucoup pour le même homme et il va se livrer à une sorte de méditation sur le mensonge obligatoire, la culpabilité de celui qui n’était encore qu’un enfant, la responsabilité exacte d’un crime, mais aussi-ce qui est tout à fait novateur à l’époque- la liberté sexuelle indépendante de l’amour conjugal. Il est aussi aussi question de la culpabilité, de l’identité d’un homme qui va se dégrader… et de la jalousie et, surtout de la folie auxquelles Pirandello sera confronté toute sa vie quand sa femme sera atteinte d’une sévère paranoïa, et devra être hospitalisée en 1919…
Romeo se sent devenir fou: il a tué, fait l’amour avec la femme de son meilleur ami qu’il a donc trahi, et soupçonne aussi sa femme de lui avoir menti. A la fois, lucide et embarqué dans sa folie… » Ce sont, dit-il à sa femme, des crimes à expier, c’est ainsi que je suis en train d’expier en devant fou ». » J’ai besoin de croire que cela peut arriver à tout le monde. Vérité, mensonge, remords,nécessité de justice/ aucun des cinq personnages n’est épargné,jusqu’au sentiment de culpabilité de Bice qui qui avoue: « Je me suis mal conduite avec Crespi. J’ai pris plaisir à la cour qu’il me faisait ».
La pièce est ainsi une sorte de mise à l’épreuve des personnages, qui ont chacun leur part de fragilité mais aussi de violence interne, souvent insoupçonnable, jusqu’au facteur déclenchant, dans ce lieu clos que constitue la scène d’un petit théâtre. « La représentation cette fois sera cette médiation sur comment, mine de rien, en feignant de mimer le réel, et en feignant de mimer ses propres conventions bourgeoises, le théâtre ne vit et ne construit un public que de sa passion pour la vérité. Qu’il est cette folie du vrai, à tous égards », dit Marie-José Malis qui assume le choix de ce long texte souvent passionnant et à l’écriture ciselée qui nous entraîne » vers le plus noir de l’âme humaine ».
Mais c’est un texte qui exige une attention soutenue chez le spectateur:la pièce est en effet un seul dialogue décliné à quatre ou à trois, mais plus souvent, à deux personnages, dont Romeo, avec sa paranoïa galopante, est le pivot central. Romeo, obsédé par ces deux histoires qui le dépassent, sent profondément que son identité personnelle a été attaquée par ce qu’il a fait subir à d’autres, en dehors de sa volonté. Et cette culpabilité qui le ronge est d’autant plus forte qu’il a besoin mais ne peut dire la vérité, et Romeo va vite sombrer dans le délire et la folie.
La mise en scène de Marie-José Malis, souvent assez statique, ne nous épargne pas quelques-uns des poncifs du théâtre contemporain: une petite vidéo, en hors-d’œuvre : inutile, floue en face et nette sur un côté (comme pour dire le grande ambiguité du facisme auquel Pirandello adhéra un temps!), une toile peinte pendue en désordre, un plateau nu sans aucun artifice théâtral, scène/fausse scène avec lumières pleins feux et/ou fluorescentes blanches, avec des acteurs jouant parfois dans la salle et en sortant, salle qui reste souvent éclairée, scénographie avec un praticable avançant sur l’espace de la salle qui reste aussi souvent éclairée, chaises en bois couvertes de velours rouge éteint, et table au plateau de Formica 1950, et, quelques fauteuils de théâtre sur la scène, pour signifier sans doute le théâtre dans le théâtre, avec ses conventions, et ses bourgeois de personnages. Il y a un grand rideau de velours rouge vif, comme dans les salles de spectacle autrefois mais… qui ne s’ouvre sur rien, comme une métaphore de la vie, quand ce sont des acteurs qui s’empare de la pièce de Pirandello. Désolé, mais nous avons déjà beaucoup donné à ces coquetteries scéniques pour y être encore sensible!
Tout cela sans doute est un peu compliqué et a peu à voir avec la pièce que la metteuse en scène a tiré vers une certaine réflexion philosophique. Cela dit, Marie-José Malis a adopté un parti pris radical et rigoureux et elle met bien valeur la beauté du texte, que l’on entend dans les plus petites nuances, malgré une distribution trop inégale, et quitte à faire durer la pièce trois heures sans entracte, ce qui est quand même bien long. Pourtant le public, y compris une bande de lycéens venu là en service commandé, reste attentif et fasciné par ce personnage de Romeo qui ne quitte presque pas le plateau. Sauf, dans la dernière demi-heure, où la pièce, au début un peu confuse, possède quelques fausses fins redoutables.
Marie-José Malis, se révèle être ici une très bonne directrice d’acteurs. Olivier Horeau-à droite sur la photo- en une quinzaine d’années, a acquis une belle solidité d’interprétation.Il possède ici une présence exceptionnelle dans le rôle écrasant de Romeo. Joyeux angoissé, pervers, violent, inquiétant,Il sait passer, avec une diction et un gestuelle impeccable, d’un registre à l’autre et maîtriser toute une gamme de sentiments. Mais ses camarades- sauf Victor Ponomarev en officier de marine-sont, eux, moins crédibles. Dommage...
Alors à voir? Oui, pour la grande qualité de ce texte peu connu de Pirandello. Mais le spectacle dure trois heures sans entracte! -donc à vous de voir-et pour l’interprétation exceptionnelle d’Olivier Horeau. Il y a maintenant prescription, et on va le lui dire: l’immense Tadeusz Kantor, à qui nous avions demandé de faire partie du jury chargé qui allait recruter la première promotion de l’Ecole de Chaillot, n’avait pu rester jusqu’à la fin des épreuves, mais avait retenu quelques candidats à choisir absolument: celui d’ Olivier Horeau figurait sur sa liste en premier! Ce qui fut évidemment fait… Belle intuition!
Philippe du Vignal
Maison de la Poésie jusqu’au 31 mars. T: 01-44-54-53-00