Solness le constructeur
Solness le constructeur, d’Henrik Ibsen, texte français de Michel Vittoz, mise en scène d’Alain Françon
La pièce débute dans un cabinet d’architecture où sont affairés trois employés : à l’avant, Kaja Fosli, élégante jeune femme, concentrée dans les chiffres de son livre de comptes, (Agathe L’Huillier) ; plus à l’arrière, dans une pièce fermée où l’on peut voir, par la porte et la fenêtre ouvertes, un vieil homme mal en point, Knut Brovik, ancien grand architecte indépendant aujourd’hui au service d’Halvard Solness (Michel Robin), et son fils, Ragnar Brovik (Adrien Gamba-Gontard), penchés sur leurs planches à dessin. Knut, sentant sa mort prochaine, vise à la reconnaissance professionnelle de son fils et à son mariage avec Kaja, mais Solness ne les y aide guère.
Lorsque l’architecte arrive au cabinet, plein d’arrogance, (Wladimir Yordanoff), il renvoie les deux hommes chez eux et s’arrange pour être en tête-à-tête avec la jeune femme. Aimantée par Solness, Kaja se dévoile et lui déclare vouloir rester près de lui, tout en l’informant de son mariage programmé avec Ragnar. Solness n’est pas sur la même ligne et l’encourage dans ses projets, son calcul étant de garder le jeune architecte sous le coude, dans la crainte qu’il ne lui fasse un jour de l’ombre. Il demande à Kaja de lui apporter les plans qu’il a dessinés.
De l’appartement attenant côté cour, par une porte discrète, paraît Aline Solness, épouse d’Halvard, comme arrêtée dans le temps (Dominique Valadié), suivie de son médecin, le docteur Herdal, sorte d’ange gardien (Gérard Chaillou).
Les deux hommes ont une conversation qui révèle la fragilité de l’architecte : son attitude à l’égard des femmes et la dette morale que Solness dit avoir à l’égard d’Aline ; au plan professionnel, sa crainte de perdre le monopole conquis, d’où sa stratégie pour barrer la route à Ragnar, reconnaissant ainsi, en creux, son talent.
Entre alors une femme jeune et fraîche, Hilde Wangel, (Adeline D’Hermy), sac au dos et canne de montagne, identifiée par le médecin pour l’avoir rencontrée dans un chalet, l’été passé. Elle semble avoir fait une longue marche, connaît les Solness, même si Halvard, dans un premier temps, ne la reconnaît pas, et demande l’hospitalité. Son arrivée bouleverse le paysage. C’est la fin de l’été.
Belle, directe et offensive, piquante à souhait, elle met à l’épreuve la mémoire de l’architecte. Un pacte en effet les lie et elle se charge de lui rafraîchir la mémoire : dix ans auparavant, la jeune fille de treize ans qu’elle était, avait été éblouie par Solness venu inaugurer la nouvelle tour de l’église, construite dans son village, à Lysanger. Une soirée les avait rapprochés, un baiser échangé et Solness avait promis de revenir la chercher, dans un délai de dix ans, tout au plus.
Le délai écoulé, la «Princesse Hilde» vient demander son dû, de manière effrontée et charmeuse : «recevoir mon royaume, le temps est venu», elle y reviendra, tout au long de la pièce. Entre Hilde et Solness, au fil du jeu de la vérité, se tissent d’étranges liens : elle est sa mauvaise conscience, son désir, la beauté et l’enfance : «Vous êtes semblable à l’aurore ; quand je vous regarde, je vois le soleil sortir de la nuit», lui dit-il, ébloui.
Aline accueille Hilde et enfouit sa souffrance dans une prison nommée «devoir», qu’elle remplit. On apprend, au cours d’un difficile dialogue avec son époux, l’incendie de la maison familiale, puis, comme conséquence indirecte, la mort de leurs deux jumeaux, ayant contracté la fièvre de lait, alors qu’Aline les nourrissait.
Plus tard, dans un échange avec Hilde, elle racontera à son tour le drame, et les choses prendront une autre tournure : Aline mettra en avant, tout ce qui est parti en fumée, les dentelles, portraits de famille et bijoux et pleurera ses neuf poupées merveilleuses, dont elle parle comme d’enfants : «Elles étaient vivantes. Je les portais en moi. Comme des enfants à naître». L’ambiguïté est à son comble.
Solness, qui n’a plus construit d’église depuis le drame, raconte cette douloureuse histoire à Hilde, et la met en balance avec son ascension professionnelle : «Ecoutez. Tout ce que je suis arrivé à construire, à créer de grand, de solide, de beau… Il m’a fallu le payer. Pas avec de l’argent. Avec du bonheur. Pas seulement le mien. Le bonheur des autres. Voilà le prix que m’a coûté ma réussite. Et chaque jour je le comprends mieux».
Il réfléchit sur la culpabilité de sa réussite et ne trouve pas de paix. Hilde l’humanise et le convainc de reconnaître le talent de Ragnar Brovik, ce qu’il finit par faire, tardivement, alors que Knut, le père, vient de mourir, Ragnar en gardera une certaine agressivité.
La boucle sera bouclée quand Hilde, qui continue à échafauder «des chateaux de nuages» fous, avec Solness, le convainc de monter lui-même poser la couronne, en haut de la tour qu’il inaugure, comme il l’a fait, dix ans auparavant : «Je vous retrouve comme il y a dix ans, avec cette musique que j’étais seule à entendre». Il monte, elle le suit du regard, hypnotisée, il réussit, il tombe.
Ibsen écrit la pièce en 1892, dans la dernière étape de sa vie. Le texte français de Michel Vittoz, – collaborateur déjà pour Hedda Gabler et Petit Eyolf qu’Alain Françon a mis en scène – est de poésie. Le metteur en scène, grand professionnel et homme des sensibles, s’entoure magnifiquement : la scénographie de Jacques Gabel est hiératique et belle et nous conduit, en trois actes, du cabinet d’architecture à l’intérieur de la maison, avec vue sur la terrasse par une grande verrière, terrasse sur laquelle nous nous trouvons ensuite, au troisième acte. Les lumières de Joël Hourbeigt, entre le clair et l’obscur, participent de ce climat chargé, entre lever et coucher du soleil.
Point de fioriture, tous les signes du plateau nourrissent l’introspection, la réalisation de soi, le doute et l’accomplissement artistique, en même temps que la légèreté de la métaphore amoureuse. La folle grâce de Hilde et sa force de vie, merveilleusement portées par l’actrice, sont le contrepoint de l’effacement d’Aline et de son renoncement, tout aussi bien habités, face à un Solness gai et taciturne, plein de désinvolture autant que de responsabilité questionnée.
C’est un spectacle de grand charme et de finesse, une force d’intelligence, un plaisir de théâtre où la dimension tragique côtoie les questionnements du quotidien et ceux de la création.
Brigitte Rémer
Théâtre National de la Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020. Du 23 mars au 25 avril – Site : www.colline.fr – T : 01-44-62-52-52
Solness le constructeur d’Henrik Ibsen , texte français de Michel Vittoz, mise en scène d’Alain Françon.
C’est, après son retour de Rome où Ibsen (1828-1906) vécut une grande partie de sa vie, qu’il écrivit cette pièce, créée à Berlin en 93 puis par Lugné-Poé en 1894 à Paris. Halvard Solness est un architecte professionnel mais il préfère qu’on l’appelle « constructeur ». C’est un homme, à la fin d’une carrière professionnelle bien remplie, qui a un cabinet, secondé de jeunes architectes, comme Ragnar, le fils de son vieil assistant Brovik, qui se verraient bien kalifes à la place du kalife. Mais qu’il essaye d’écarter.
Halvard a beaucoup construit, notamment des églises mais une tragédie s’est abattue sur sa famille: un incendie a emporté ses deux enfants jumeaux, tragédie dont Solness comme Aline, sa femme ne se sont jamais remis. Et il préfère construire maintenant des maison individuelles. Aline, assez amère, est devenue d’une jalousie féroce, d’autant plus que Solness n’est pas insensible au charme de jeunes et belles plantes comme entre autres, sa secrétaire,Kaja Fosli,la nièce de Brovik .
Mais Hilde Wangel, la fille d’un ami, débarque un soir et lui rappelle la promesse qu’il lui avait faite quand elle avait douze ans, à savoir lui construire un château de princesse. Hilde est bien décidée à vivre quelque temps chez lui; Aline dit rien et tente même d’en faire son amie et Hilde logera dans unes des trois chambres d’enfants… Comme Ibsen platoniquement amoureux à soixante et un ans, d’Emilie Bardach, dix-huit ans qu’il rencontra un été, au Tyrol…
Mais Solness est bien décidé à mener à bien la construction d’une nouvelle maison pour son épouse de façon à exorciser l’incendie de leur maison. Et décidera, comme autrefois, malgré les prières de sa femme, quand il inaugurera sa nouvelle maison, de monter en haut de la tour qui la domine, pour y accrocher une couronne, symbolisant la fin des travaux. Mais Solness, n’est plus jeune, et pris de vertige, y fera une chute mortelle. Les personnages de Solness semblent, comme l’écrit Michel Vinaver, éviter de rechercher « quelque chose qu’ils répugnent à saisir, qui leur est totalement intolérable, et en même temps qui exerce sur eux une attirance plus forte que tout et qui dément toute psychologie, une attirance irrépressible vers quelques chose qui est… la vérité ». Trois femmes dans la vie de Solness: Aline, Kaja, et surtout Hilde, sent qu’il est à un tournant de sa vie. Débarassée de Kaja qu’il a licenciée, plus jamais avec Aline mais jamais sans elle, il lui, l’architecte vieillissant, incapable de céder la direction de son cabinet à plus jeune que lui, et fasciné par la jeune Hilde qui arrive comme l’ange…exterminateur
Sans doute Solness n’est pas la plus forte des pièces d’Ibsen et n’es pas des plus faciles à mettre en scène, est alourdie de symboles notamment autour du chiffre trois, a parfois un côté préci-précha freudien un peu fatiguant, des ficelles de scénario grosses comme des câbles et une fin téléphonée de mauvais feuilleton. Hans-Peter Clos qui l’avait montée à Hébertot, il y a deux ans avec Jacques Weber, Mélanie Doutey, Edith Scob et Thibault Lacroix avait bien mal réussi son coup.
Mais Alain Françon, avec beaucoup plus de subtilité, l’a mise en scène avec une distribution solide: surtout Michel Robin, toujours aussi fabuleux, dans le rôle du vieux Knut, Wladimir Yordanoff ( Halvard Solness) et surtout Adeline d’Hermy ( Hilde). Quand elle apparait avec sa jeunesse dans ce monde clos, la pièce avait tendance faire un peu du sur-place, et c’est un souffle de fraîcheur acidulée qu’elle apporte, avec une intelligence du rôle tout premier ordre. C’est une sorte de tsunami d’énergie, de séduction et de …danger pour Solness immédiatement perceptibles pris au piège et fasciné. Diction et gestuelle impeccable- elle a fait des étude de danse et cela se voit- la nouvelle recrue de la Comédie-Française, que l’on avait déjà remarqué dans Peer Gynt et La Trilogie de la Villégiature, à vingt six ans, prend possession du plateau avec beaucoup d’aisance, et un charme indéniable.
Le dispositif scénographique de Jacques Gabel, même bien éclairé par Joël Hourbeigt, avec d’abord,un bureau d’architecte puis cette grande véranda côté intérieur d’abord qui tourne ensuite vers l’extérieur, semble un peu isolé et artificiel sur ce grand plateau. A cette réserve près, c’est un bon spectacle, un peu sage trop peut-être mais ces deux heures vingt passent très vite, et encore une fois, grâce surtout à la présence lumineuse d’Adeline d’Hermy.
Philippe du Vignal
Théâtre de la Colline, Paris (XXe). Jusqu’au 25 avril.