Yukonstyle
Yukonstyle de Sarah Berthiaume mise en scène de Célie Pauthe.
“Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver » : pour paraphraser les paroles de Gilles Vigneault. Nous voici, un demi-siècle plus tard, embarqués par Sarah Berthiaume aux confins de l’Alaska, dans le Grand nord canadien, à suivre, le temps d’un hiver, les destins croisés de quatre personnages échoués là, grignotés par l’hiver, perdus dans l’immensité du paysage.
Quatre solitudes qui finiront par se tenir chaud. D’entrée de jeu, Kate, adolescente en fugue (Flore Babled), mignonne poupée transie dans sa courte robe de dentelle, trouve refuge chez Yuko, une exilée japonaise (Cathy Min Jung) et son écorché vif de colocataire Garin (Dan Arthus), métis amérindien de mère inconnue qui a été élevé par Dad’s (Jean-Louis Coulloc’h).
Célie Pauthe a choisi de faire coexister les différents espaces scéniques : on passe ainsi de l’appartement de Garin et Yuko au restaurant où ils travaillent,puis du parking devant le débit de boisson où tapinent des prostituées amérindiennes, et enfin à la chambre d’hôpital où Dad’s agonise après avoir révélé à son fils le secret de sa naissance. La scénographie inscrit ces espaces géographiquement circonscrits dans l’espace plus vaste du Yukon, territoire « larger than life« , symbolisé par le fleuve éponyme qui coule, projeté discrètement en fond de scène.
Un parti pris qui colle à une écriture qui procède par glissements entre des scènes dialoguées réalistes et des suspens où les personnages monologuent, comme transportés dans l’univers de l’autre, rêvant les événements à venir ; récits prémonitoires ou transes chamaniques en prise avec la mythologie de ces contrées où règne l’esprit du Corbeau, le créateur du monde selon les Amérindiens du Nord-Ouest.
Le québécois des dialogues emprunte son rythme et ses sonorités à l’anglais mais les passages narratifs en français sont autant de coulées lyriques qui s’opposent à la rudesse et à la pauvreté de la langue des personnages. Il a fallu sans doute aux comédiens un long apprentissage pour s’ approprier ces parlers.
Célie Pauthe les a dirigés avec finesse, entrant de plein pied dans cette saga des terres lointaines et oubliées, livrées aux chercheurs d’or et dont l’histoire s’est forgée sur la spoliation des aborigènes. Goldie, la mère amérindienne de Garin ,surgie du récit de Dad’s dans son agonie, en est le symbole poignant : déracinée, acculturée, arrachée de son village natal à l’âge de six ans pour être éduquée dans un pensionnat catholique, elle n’a d’autre ressource que la prostitution, comme nombre de ses congénères. Garin est d’ailleurs persuadé qu’elle a été victime de Robert Pickton, un tueur en série qui a tué 49 prostituées en vingt ans, pour la plupart amérindiennes, avant d’être inquiété par le justice.
Il y aurait encore beaucoup à écrire sur Yukonstyle de cette auteure québécoise, et sur ses personnages et sa symbolique complexes… dont on a parfois du mal à suivre les méandres. On aimerait trouver quelquefois un peu moins de pathos dans le texte, mais l’invitation au voyage est à saisir, ne serait-ce que pour la vivacité de ce français polaire et pour la jubilation des comédiens à s’en emparer.
Mireille Davidovici
Théâtre de la Colline jusqu’au 27 avril. T: 01 44 62 52 52. Théâtre Vidy-Lausanne du 8 au 26 mai. T: +41 21 619 45 45 et MC2 Grenoble du 3 au 14 décembre. T: 04 76 00 79 79
Le texte est publié aux éditions théâtrales