Mangeront-ils ? de Victor Hugo, mise en scène de Laurent Pelly.
Cette pièce d’Hugo fait partie de son théâtre en liberté, écrit pendant son exil à Guernesey où il resta-on l’oublie trop souvent- dix-sept ans! Presque le quart de sa longue vie! Comme il l’avait promis et pour ne pas subir le règne de Napoléon III.
Hugo n’avait plus écrit de théâtre depuis 1854. Mais, à Guernesey, il commit coup sur coup, La Forêt mouillée, L’Intervention et Mille francs de récompense que Pelly a récemment monté (voir Le Théâtre du Blog).
Achevée en 67, la pièce ne fut publiée qu’en 86, donc après la mort de Hugo, et dix ans avant Ubu d’Alfred Jarry, qui l’avait peut-être lue, mais jouée en 1906 seulement. Sans aucun doute inspirée par Quentin Durward, un roman de Walter Scott (1823), que Victor Hugo appréciait beaucoup, où Louis XI veut faire exécuter Galeotti ,son astrologue , car il l’accuse d’avoir prédit une défaite militaire. Mais, malin, Galeotti crie haut et fort que son décès précédera d’un jour seulement celui du roi qui, bien entendu, abandonne aussitôt l’idée de cette exécution.
Le scénario de Mangeront-ils en est proche: le roi de l’Ile écossaise de Man poursuit Lord Slada qui a pris la fuite avec la belle Janet… que le roi voulait épouser. Les “tourtereaux rebelles” se sont cachés dans une église abandonnée, située dans une forêt, en bord de mer. Vivent, là aussi, deux marginaux, recherchés par les archers du roi: Zineb ,une sorcière qui a cent ans et Aïrolo, un voleur généreux qui avertit les amoureux de ne pas prendre de risques: les plantes de cette île sont vénéneuses et l’eau n’est pas potable. Mais il se débrouillera, dit-il, pour leur procurer de la nourriture… Zineb, elle, sait qu’elle va mourir, malgré le talisman qu’elle a gardé.
Elle révèle au Roi qui lui demande quel sera son avenir ; elle répond que sa vie dépendra du premier homme qu’il verra avec les mains attachées dans le dos. Le roi qui voit Aïrolo mené au gibet s’opposera donc à sa pendaison mais, par un renversement de situation comme Hugo en a le secret, ce sont les deux jeunes amoureux qui monteront sur le trône, à la demande du peuple dont on entend les clameurs. Mais Aïrolo les mettra en garde : » Vous, vous allez régner à votre tour. Enfin, / Soit. Mais souvenez-vous que vous avez eu faim ».
On retrouve dans cette pièce tous les grands thèmes chers à Victor Hugo: la liberté à tout prix (et il en payera le prix fort de l’exil!) la chape de plomb et la grande bêtise du pouvoir politique, la noblesse de cœur et la grande richesse intérieure des faibles et des miséreux, capables de faire face aux riches et aux puissants, puisqu’ils n’ont rien à perdre et que leur vie ne tient plus souvent qu’à un fil.
Visiblement, Hugo, règle, ici ses comptes, sous couvert de fiction, avec Napoléon III! L’opposant politique s’en prend vertement à un régime qui sait se monter impitoyable envers les petits. Avec, comme conséquences, la faim, la violence, la répression qui fait peu de cas des libertés, puisque Napoléon III a pris le pouvoir après un coup d’Etat.
Côté dramaturgie et écriture, la pièce est aussi une sorte de composé très habilement dosé, avec des styles différents, bien entendu influencé par Shakespeare sur qui Hugo avait écrit une étude un an avant. D’abord celui du drame romantique avec un mélange élaboré de tragique et de bouffonnerie, au scénario simple avec des personnages presque caricaturaux: les bons et des méchants. Les sentiments qui les animent sont tout aussi simples: le Roi est à la fois, jaloux, cruel, fat et ridicule, les amoureux vivent d’amour et même pas d’eau fraîche. Le voleur, a un cœur en or et tout finira donc quand même bien.
Mais il y a dans Mangeront-ils, l’insolence et le côté grotesque et burlesque que l’on retrouve chez Meilhac et Halévy, les librettistes d’Offenbach, quand il s’agit de parler de la dictature et de railler les despotes: « Régner c’est l’art de faire, énigmes délicates/Marcher les chiens debout et l’homme à quatre pattes » dit le poète officiel du roi, Mes Tityrus. Jamais autant peut-être Hugo n’aura-t-il été aussi loin dans la fantaisie, la subversion, la satire politique, le mépris du clergé : » Dieu, pour utiliser le confessionnal, inventa le péché » Le peuple est miel , le prêtre est fiel, /Soyez fort mais prudent. Ne cherchez jamais noise /Aigle, à l’aspic, et prince, à l’église sournoise. Sinon, vous sentirez la piqûre. »
Et cela, grâce à une maîtrise du langage absolument remarquable avec des oppositions et des raccourcis fabuleux: « Quand l’estomac trahit, l’amour est en danger. / Le cœur veut roucouler, le gésier veut manger./ Le cœur a ses bonheurs, l’estomac ses misères. Et c’est une bataille entre les deux viscères. »
Cette façon que possède Hugo de rappeler sans cesse que nous sommes surtout faits de chair, rappelle singulièrement le fameux: « D’heure en heure, nous pourrissons », nous pourrissons! » de Skakespeare. » Ou je descends au cercueil s’il monte à l’échafaud ».
On ne peut tout citer mais c’est, au gré des alexandrins aux rimes parfois faciles, un véritable festival de mots qui se bousculent, dans un joyeux tohu-bohu qui fait penser souvent à Rabelais. Et Hugo ose même par deux fois un emprunt à l’anglais: » Que n’ai-je le droit d’offrir un kiss à ce biceps de neige! » Avec, souvent , une ironie des plus cinglantes: » Je vous fais remarquer que votre majesté/ Va d’un sujet à l’autre avec facilité ». « Il ne me convient pas de vous divertir, prince,/ Et d’être la souris quand vous êtes le chat ». Et le corset de l’alexandrin ne fait que renforcer encore l’audace et la liberté du langage hugolien. Un vrai bonheur!
Plusieurs fois, dans ce torrent verbal, Hugo s’offre le plaisir de faire appel à des mots rares du genre: escogriffe, logogriphe, églogue, d’estoc, brodequin, etc… et s’embarque dans plusieurs tirades d’une centaine de vers, que Pelly, sans nuire à la pièce aurait pu nous épargner! Hugo cite aussi des personnages de la mythologie grecque qui ne nous disent plus grand chose. Qu’importe, Mangeront-ils? reste une pièce assez fabuleuse mais… guère facile à monter en l’état…
Hugo, dans la première des didascalies, explique en détails le décor: « ruines d’un cloître dans une forêt, masure colossale composée de troncs d’arbres et de pans de murs. Chapelle ouverte, ensemble de bâtisse et de végétation, arbustes et ronces, mur mas croulant , aisé à enjamber et, au fond la mer »… Ouf! Rappelons que la pièce fait partie d’un théâtre en liberté, où tout est donc possible à imaginer pour un lecteur mais Hugo ne l’aura jamais vu représentée et n’en aura jamais commenté la création. Reste donc à trouver des solutions quand il s’agit de la mettre en scène, excellent thème de travail pour les apprentis scénographes des Arts déco!
Laurent Pelly, qui a signé aussi la scénographie et les costumes, a finalement choisi de ne pas faire dans le réalisme, mais, comme il l’explique très bien, de réaliser, pour figurer la forêt, un sorte d’ »installation » avec des arcs en aluminium, ou pvc du genre tuyau de plomberie, peints en blanc et plantés dans le sol- superbement réalisés par les ateliers du T. N. T. Avec, dans le fond, à défaut de faire figurer la mer (avec les vidéos actuelles , cela aurait été pourtant un jeu d’enfant!), une page manuscrite de Victor Hugo… Le muret du fond étant représenté par un mur en briques coulissant sur rails mais à l’avant-scène.
Et cela donne quoi? Une remarquable installation plastique-entre miminal art et art conceptuel- digne de figurer dans n’importe quelle biennale, et très bien éclairée. Mais cela reste une installation et pas un dispositif scénographique qui ne sert en rien le jeu des comédiens dont la circulation est même un peu entravée et que Pelly sagement fait donc jouer… au centre de l’avant-scène, et de façon un peu statique.
Comme la plupart des scènes sont sous-éclairées et que, même au septième rang, on discerne mal le visage des acteurs, cela provoque une douce somnolence et, près de nous, le directeur d’un grand théâtre parisien y a vite cédé…. Et c’est vraiment dommage d’autant plus que Pelly dirige bien et avec beaucoup de précision, ses comédiens. Surtout Jérôme Pouly, superbe de mépris et de condescendance qui joue Aïrolo, et Georges Bigot (le Roi,) et Charlotte Clamens( la sorcière). Malgré cette erreur de scénographie qui plombe le spectacle, reste quand même la possibilité de découvrir ce texte fascinant, brillantissime mais peu connu et peu joué de Hugo qui adorait la bonne cuisine. Florian V. Hugo, son arrière-arrière-arrière petit-fils et à qui il ressemble, de son état cuisinier aux Etats-Unis, découvrirait ce texte avec plaisir.
Le public, en majorité très jeune, a fait, à la fin, une véritable ovation aux comédiens…
Philippe du Vignal
Théâtre National de Toulouse jusqu’au 20 avril; au Théâtre de Carrouge, (Suisse) du 14 mai au 2 juin. Théâtre de la Criée à Marseille du 12 au 15 juin.
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