Ex, (Radical Calderón – 3)
Ex, (Radical Calderón – 3), de Gabriel Calderón, texte et mise en scène de l’auteur, en VO surtitrée
C’est le troisième et dernier volet de la trilogie uruguayenne entreprise avec l’auteur Gabriel Calderón, directeur de la Compagnie, Complot. Il revient cette fois avec ses acteurs et présente Ex, en langue originale.
La pièce est une commande d’Adel Hakim et du Théâtre des Quartiers d’Ivry, troisième de la série des pièces fantastiques volume IV, qui a pour sous-titre : Que crèvent les protagonistes.
L’auteur s’est inspiré d’une phrase prononcée par le président de la République Orientale d’Uruguay, José Mujica Cordano : «Je l’ai dit, il faut que crèvent Bordaberry, président et dictateur de 72 à 76, moi, et tous les protagonistes, pour que les choses retrouvent leur juste mesure. Il reste un peu de temps, pas beaucoup». Ex, succède à Ouz et Ore, (voir Le Théâtre du Blog) .
La pièce débute par un prologue, comme les deux précédentes. Ici, José, prisonnier politique, s’adresse au public, en évoquant la douleur, la souffrance, la recherche de bonheur, et définit les règles du jeu : « Ce soir, en ce lieu, nous écoutons tous la même histoire, c’est pourquoi nous irons vers l’arrière et vers l’avant. Ah! J’allais oublier: nous allons commencer par le passé. Ceci est arrivé il y a environ dix ans ».
Le spectacle repose donc sur l’alternance du passé et du présent, reconstitue une histoire familiale fondée sur les non-dits, et fait référence au politique, c’est-à-dire à la dictature et à la torture dans les années 70. Trois générations vont réapparaître et s’affronter, en réglant leurs comptes, quant aux engagements des uns et des autres et à la suspicion de l’intégrité de certains : Antonio, le grand-père maternel d’Ana (Diego Artucio), Julia, la grand-mère paternelle (Natalia Acosta), Graziela et Jorge, les parents d’Ana (Marisa Bentancur et Gustavo Saffores), José, frère de Jorge et fils de Julia (Ramiro Perdomo). Certains ne se connaissent, ou ne se reconnaissent pas.
A la recherche de son identité, Ana (Dahiana Méndez) demande à son fiancé, Tadeo (Alfonso Tort), de rassembler la famille à Noël, pour comprendre son histoire et en éclaircir toutes les zones d’ombre. Par amour pour elle, il invente alors une machine à remonter le temps-placée de l’autre côté de la cloison et que nous ne verrons pas-et il le fait savoir. Le doute s’installe autour des origines de la jeune femme: on pense à ces histoires d’enfants volés, au temps de la dictature : « C’est ta mère qui a refusé que je sois son père et c’est ta mère qui a refusé que je sois ton grand-père… Efface le passé» » dit Antonio à Ana, en quête de vérité.
Arrive Graciela, décalée dans le temps, rentrant du supermarché, quoique morte depuis un an, au tempérament explosif et au langage sans retenue, digne du plus pur vaudeville, qui se permet, avec son gendre Tadeo, familiarités et insultes: « Tu les tires tous de la mort et tu leur dis de prendre ça avec calme! « , s’exclame-t-elle. Puis, la belle-mère de Graciela, Julia, ombre parmi les ombres après la mort de ses deux fils: «Qu’est-ce qu’elle fait ici, celle-là? Qui l’a invitée?» poursuit Graciela. Le premier fils, Jorge, père d’Ana, réapparaît. Elle avait dix ans quand il est mort. Elle en a trente… Torturé, il règle ses comptes avec son beau-père, Antonio, qui fait partie des tortionnaires, comme son frère José, assassiné, qui sera le dernier à revenir: « Mais, c‘est grâce à toi que je suis ici, plus vivant que jamais et frétillant, au lieu d’être au fond d’un puits, torturé et oublié ».
Ana, en chef d’orchestre et Tadeo, en maître de cérémonie, dressent la table de Noël et allument les guirlandes, quand tous les membres de la famille sont enfin présents et essaient d’arracher la vérité. La tentative n’est guère concluante et l’expérience n’ira pas au-delà, car le compte-à-rebours sur terre, s’épuise et chacun doit retourner à sa mort : « »Il faut repartir dans l’ordre où vous êtes venus », dit Tadeo. Et chacun s’en va, avalé par la machine infernale, qui, au final, se dérègle et engloutit aussi son inventeur. Ana reste seule, et désemparée, coups de tonnerres et éclairs ressemblent à un Harmaguédon, tandis qu’elle bredouille : « Te amo, te amo, te amo… » renvoyé en écho à Tadeo qui, avec platitude, lui en avait dit tout autant, peu avant.
Ce mélange des temps de la pièce, où les personnages du passé dialoguent avec ceux du présent, crée une grande confusion et des situations burlesques, dans un rythme qui s’accélère au fil des scènes. La pièce joue entre vérité, mensonge et simulacre, et le huis-clos confirme la volonté d’amnésie des personnages qui se transforment en automates. Les comédiens uruguayens ont une énergie qui colle merveilleusement au propos, ou c’est l’inverse, (avec mention spéciale pour Marisa Bentancur/Graciela et Dahiana Méndez/Ana), dans des rapports exacerbés, et une énergie purement latino, sous la baguette sarcastique de l’auteur et metteur en scène, Gabriel Calderón qui fait dire à l’un de ses personnages : « Le temps et la famille sont des poisons ».
Ces mêmes thèmes se retrouvent dans les trois pièces présentées au Théâtre des Quartiers d’Ivry (saluons l’initiative !), et mises en scène par Adel Hakim pour Ore et par Gabriel Calderón pour Ouz et Ex: déstructuration par le burlesque, dissection de la famille comme institution, incommunicabilité entre les générations, monde en décomposition et transformation, reconstruction de la mémoire en lien avec le contexte politique.
Dans chacune des pièces, un narrateur esquisse le tableau, donne le ton, entre farce et provocation, introspection et délire, et met en relief la gravité des sujets. Les extra-terrestres dans Ore, Dieu dans le rôle du méchant pour Ouz et la machine à remonter le temps dans Ex, révèlent l’imaginaire et le baroque d’un auteur fantaisiste qui fait perdre les repères et joue de la transgression.
Brigitte Rémer
Théâtre des Quartiers d’Ivry-Studio Casanova, jusqu’au 21 avril, en espagnol (Uruguay) surtitré. T: 01-43-90-11-11, www.theatre-quartiers-ivry.com
Ouz suivi de Ore et de Ex : publication chez Actes-Sud Papiers (www.actes-sud.fr)
Gabriel Calderón : Frictions Hors-série n° 5 (www.revue-frictions.net)