Laurence Louppe, un héritage sensible et théorique
Laurence Louppe, un héritage sensible et théorique, au Cratère/Scène nationale d’Alès.
Très vite, après sa disparition en février 2012, l’association Sentiers consacrée à la danse contemporaine, que dirige Marie-Claire Gelly-Aubaret et dont Laurence Louppe fut la présidente de 2001 à 2008, avait préparé une journée d’hommage à son travail de chercheuse et de critique qui a eu lieu ce 20 avril. Avec la complicité de Denis Lafaurie, le directeur du Cratère/Scène nationale d’Alès qui a coproduit cet hommage et auquel ont assisté et/ou participé une centaine de personnes…
Dans le hall du Cratère, était projeté en boucle un film de Catherine Contour sur des travaux en relation avec l’enseignement de Laurence Louppe, et dans deux vitrines étaient rassemblés manuscrits, photos personnelles, et plusieurs albums prémonitoires où, à dix ans, la future critique croquait déjà les interprètes de ballets classiques…
Plus loin, on pouvait entendre, lové dans un grand canapé, la voix si particulière de Laurence Louppe, lors de conférences et séminaires, notamment à Alès. Puis les participants furent conviés à un atelier imaginé par Laurence Saboye, autour de la notion de suspension, où une quarantaine de danseuses-quelques danseurs seulement! -improvisaient des chorégraphies, en construisant chacun son propre atelier , en solo, ou à deux ou plus, avec des bandes de tissu tissé, des gros ballons au sol ou d’autres volant en l’air, et de petits papiers où étaient cités de courts textes sur l’art: Pierre Schneider, Laurence Louppe, etc…. Dans un mutisme total, sans musique, juste avec le son des pas sur le tapis de danse, le froissement ou parfois l’éclatement de ballons, sous l’égide de Doris Humphrey dont on pouvait voir quelques chorégraphies sur écran.
Suivit une conférence de Daniel Dobbels, chorégraphe, critique et théoricien de la danse contemporaine a retracé sa démarche théorique, en mettant notamment en valeur la notion de poids du corps, à laquelle elle avait toujours sensible. Elle avait été notamment frappée par la bourrée de paysans cantaliens d’une centaine de kilos, qui dansaient pourtant avec précision et légèreté.: “En danse, comme le dit Daniel Dobbels, on ne pose pas le pied sans savoir où on va le mettre”.
Il a aussi rappelé qu’un ballet contemporain tolère un certain sommeil chez l’interprète, à la différence de la danse classique, et a cité la belle phrase bien connue d’Euripide: “Il n’y a pas sur le corps de marque qui différencierait le bon du méchant”. Daniel Dobbels a aussi souligné la difficulté pour les chorégraphes qu’il y avait à multiplier les postures dans l’espace, sans que les corps ne s’entrechoquent, comme l’avaient fait remarquer Merce Cunningham et John Cage… Ce qu’avait déjà aussi formulé en d’autres termes Oskar Schlemmer: » Sentir l’espace en douceur et en toute discrétion ».
Il a rappelé aussi l’exemple de Mary Wigman, avec sa célèbre Danse de la sorcière qu’elle interprétait avec une extrême délicatesse, au sens où, dit-il, elle touchait, à des points extrêmes de l’être. Mais aussi de Vaslav Nijinski qui finit par développer dans l’écriture ce qu’il n’avait pu faire sur scène, et les gestes de pure vie, non déterminés par la mort, qu’Isadora Duncan avait réussi à créer. Tous ces exemples de travail et de pensée chorégraphique accompagnèrent la vie de Laurence Louppe.
Daniel Dobbels avait présenté la veille sur la grande scène du Cratère, Si(x) danseurs en quête d’auteur, un ballet avec cinq danseurs, où il intervenait en voix off en lisant des extraits de ses textes, “auteur hybride dit-il sachant qu’un texte ne peut tout dire, de même qu’un corps ne peut tout danser”
Dans l’après-midi, Les Dormeuses: Véronique Albert, Isabelle Dufau et Laurence Saboye , qui avaient partagé l’enseignement de Laurence Louppe, proposèrent un sorte d’atelier/performance dans le grand hall et les escaliers du Cratère à l’architecture brutaliste. Après un « thé louppien » (sic) animé par Catherine Contour, suivit une table ronde animée par Joëlle Vellet qui sut bien mettre en valeur, à partir de paroles et des écrits de Laurence Louppe, le rôle essentiel qu’elle eut, quand elle réussit à stimuler le discours des danseurs et chorégraphes, et à initier une réflexion sur la question même des textes à écrire sur les pratiques et les aspects théoriques de la danse en relation avec les autres arts comme le théâtre, le cinéma, et les arts plastiques.
Il y eut enfin une “conférence-performance-atelier en pente douce”, non dénuée d’humour, de Catherine Contour sur le grand plateau du Cratère. Elle reprenait, du moins en partie, une performance qu’elle avait faite avec Laurence Louppe qui avait prononçé un texte assez délirant, avec cette voix si particulière que l’on entendait une fois de plus, non sans émotion. Elle a symbolisé pendant presque trente ans, l’exigence de la pensée critique en danse contemporaine.
On regrette qu’Hubert Godard et Dominique Dupuy qui furent les compagnons de longue route de Laurence n’aient pas été là. Mais cette mise en perspective, à la fois ludique et théorique, après le bel hommage qui lui avait été rendu l’an passé au Théâtre National de Chaillot par tous ceux qui avaient travaillé avec elle, puis à Bruxelles aux Editions Contredanse, fut à la mesure de celle qui dort son dernier sommeil, sous des rosiers, comme elle l’avait souhaité, dans un humble et beau cimetière de Cassaniouze, petit village cantalien.
Philippe du Vignal