Je Pense à Yu
Je Pense à Yu
de Carole Fréchette
Mise en scène Jean-Claude Berutti
Février, dehors la neige tombe en tempête. Madeleine, calfeutrée dans son appartement dont elle ne réussit pas à vaincre le désordre, peine à finir une traduction sur le traitement des déchets domestiques. Une histoire l’obsède, celle de Yu Donguye incarcéré pendant 17 ans pour avoir lancé avec deux camarades des œufs emplis de peinture sur le portrait géant de Mao, place Tien An Men, pendant la révolte étudiante de mai 1989.
Elle s’enferme chez elle, consulte Internet, fébrile, pour en savoir plus, pour comprendre. Elle interroge aussi son propre passé. Qu’a t’elle fait pendant ces dix sept années d’une vie chaotique ? A t’elle vraiment aimé Pierre-Louis ? Et les autres ? Qu’en est-il des idéaux de sa jeunesse ?
Malgré elle, deux personnages vont partager avec elle l’histoire de Yu : Jérémy son voisin dont la vie a basculé lorsque sa femme l’a quitté et Lin une jeune exilée chinoise à qui elle donne des cours de français. Jérémy envahit peu à peu l’espace de sa voisine, y construit une bibliothèque pour ranger ses livres épars quand il n’est pas au téléphone avec son fils placé dans une institution ; la petite Chinoise force sa porte pour lui réciter la conjugaison du futur
La pièce est construite autour d’un subtil équilibre entre l’intime des personnages et leur réaction à ces événements qui les dépassent. Tandis que Madeleine s’emballe pour Yu : « Les petits œufs éclatent sur le grand portrait et sa face devient une tache rouge. ça crie dans leur tête. » « Mais à quoi ça sert ? », demande son voisin. Même scepticisme chez, Lin, horrifiée par ce geste iconoclaste aussi inutile que dangereux en Chine : « On n’attaque pas Mao, jamais ! »
Madeleine insiste et analyse la portée symbolique de ce geste qui peut sembler dérisoire. N’a-t-on a raison de se révolter ?
La mise en scène sobre et efficace donne à entendre un texte habilement tissé et laisse libre cours à une belle partition à trois. Marianne Basler traduit subtilement le caractère à la fois exalté et dépressif de Madeleine. Antoine Caubet incarne un Jérémy dont la délicatesse tranche avec la force tranquille que dégage son imposante stature. Yilin Yang campe une gamine intrépide et volontaire, pleine du bon sens populaire que lui prête le rôle. Sa malice tout comme la gaucherie de Jérémy pimentent la pièce d’un humour bienvenu dans ce contexte tragique.
D’œuvre en œuvre, notamment dans Le Collier d’Hélène, Carole Fréchette explore sans afféterie son rapport au monde en plaçant ses personnages dans des situations qui les interpellent et qui, par là même, déclenchent notre propre questionnement. Une voix singulière dans le paysage du théâtre québécois.
C’est ainsi que, après être tombée, un jour de février 2006, sur un entrefilet dans le journal annonçant la libération de Yu Dongyue, l’auteure québécoise imagine une pièce calquée sur sa propre réaction. « Je pense à Yu, écrit-elle, se situe au coeur de la question qui me hante comme auteur : comment parler du monde sans faire abstraction de soi ? A la jonction de la grande histoire et de la petite histoire, du monde réel et de celui que j’invente, cette aventure m’a menée dans des zones dramaturgiques inédites pour moi entre fiction et documentaire. »?
Si elle raconte la Chine deMao et d’aujourd’hui la pièce met surtout le spectateur face à son propre engagement et à sa capacité de résistance à la tyrannie.
Mireille Davidovici
Théâtre Artistic Athévains 5 bis rue Richard Lenoir 75011 Paris tél 0143563832
14 mai-30 juin
La pièce est éditée chez Actes Sud-Papiers