Une nouvelle saison théâtrale à Bruxelles…
C’est le mois de mai, nous découvrons enfin le soleil et comme à Paris, les nouveaux programmes: nous pourrons à nouveau nous enfermer dans nos théâtres préférés dès l’automne et y hiverner jusqu’à l’été.
Que nous propose-t-on? ? C’est toujours avec beaucoup de fébrilité que nous attendons les trouvailles de nos gentils programmateurs. Je me suis donc rendue, en courant-enfin, pas tout à fait!-à la présentation de saison d’un » fameux » théâtre bruxellois.
Cela faisait même des années que j’en avais perdu le chemin. Comme des vieux amants, nous nous étions quittés: salles à moitié vides, mises en scènes étranges. …Parfois, l’on n’a plus rien à se dire.
Le beau soleil a cependant réveillé mon appétit de découvertes. Je file vers le théâtre, sur une des grandes artères de Bruxelles, toujours aussi imposant et lumineux… Derrière un long comptoir, trois nymphes s’affairent derrière leur ordinateur. En fait, une seule s’occupe d’une cliente devant moi. C’est elle qui, aujourd’hui, possède le don de parole. Les autres nymphes somnolent. « Oui, Médéme « (en Belgique, pays ô combien gentil et accueillant, la syllabe « ma » devient souvent « mé »!Et Madame devient donc Médéme). « Médéme, il y a une liste d’attente pour le spectacle de la grande salle, revenez vers vingt heures ! »
« Bonjour, je viens assister à la présentation de saison. - »Prenez l’escalier, c’est au deuxième étage. Vous êtes invitée à consommer quelques nectars avant que notre Dieu-Directeur ne vous dispense sa parole. » Je remercie notre douce cerbère..
Là, une autre cerbère me renifle mais m’invite à entrer. Me voilà chez les dieux. On y retrouve quelques demi-dieux, directeurs de ci, présidents de ça. Les héros sont aussi là, accoudés au bar, rappelant leurs récents exploits à des oreilles avides. On en reconnait certains, accompagnés de leur cour d’apprentis, dont le visage éclatant de soleil se marie à merveille avec la couleur des boissons.
Soudain, notre Dieu-Directeur arrive. La foule s’écarte… Une groupie se jette à son cou, et reçoit, en remerciement, un hommage baveux: elle a de la chance ! Qu’il est beau et séduisant notre Dieu-Directeur ! Quelle forme ! Mais quel âge a-t-il déjà ? Bref, les vestales du premier rang sont près de la pâmoison. Quand le beau Dieu-Directeur va-t-il parler ? Justement, il s’exprime. Micro en main, une cuisse en appui sur un haut tabouret, il nous charme: « Merci d’être venu si nombreux au théâtre. Vous avez tous reçu le catalogue de la programmation construite sur l’idée de faire revenir nos anciens amants au théâtre. Beaucoup me disent non, le théâtre, je n’y vais plus, c’est chiant, on n’y comprend rien ! et puis on y dort mal !.. »
Le premier rang glousse….! Oh! oui, dis-moi ce que je souhaite entendre: des salles pleines, des mises en scènes captivantes, des scénographies innovantes…. Mais ces mots grossiers: budget, fréquentation en baisse ? Notre Dieu-Directeur serait-il un homme de chair et de sang ? C’est à cela que l’on reconnait les grands Dieux : ils peuvent saigner comme des humains. Lui, il a su leur imposer le respect. Malgré les baisses de subventions, il maintient à flot son grand théâtre et va nous faire rêver pendant tout une saison. Le premier rang est en lévitation. Moi aussi… Nous salivons.
Il nous avait déjà parlé des spectacles à venir mais ouvre le programme qu’il a en mains dans un geste auguste…. et le lit pendant vingt bonnes minutes, jetant parfois un œil au public. Logorrhée des vieux amants aux petites heures du matin ! « Ce spectacle est bien… je l’ai vu, y a truc, dedans…. euh, il est bien ! venez ! vous verrez ! Euh… C’est un peu comme le spectacle du mois de février où y a machin !… Machin ? Mais, c’est le frère de Truc ! Il joue bien ! c’est une belle histoire…. » Notre Dieu-Directeur aurait il une baisse de forme ?
Et ça n’en finit pas. : « Le spectacle A… ouvre la saison parce qu’il faut bien ouvrir la saison ! Y a untel dedans ! J’ai entendu parler de son spectacle !… »
On est quand même surpris qu’un directeur nous lise aussi mal sa liste de courses, avec comme seul argument : « C’est bien ! ». Et vingt minutes plus tard, il passe la parole à sa grande prêtresse. Je la reconnais, c’est notre cerbère : « Merci Dieu-Directeur, je tenais à attirer votre attention sur le spectacle de Truc… Ah, tu en as parlé ? Euh, j’ai bu un peu de vin ! Et celui de Machin, tu en as aussi parlé ? Hi, hi hi : Le vin était vraiment bon ! J’en ai un peu abusé… »
Ouf! Cette présentation bâclée est enfin achevée! Nous sommes alors invités à assister à une pièce d’une heure vingt !!! Quelques visages connus et quelques héros de la culture. Sur la grande scène plongée dans une demi-obscurité, deux hommes : l’un est armé d’une guitare et l’autre manipule des caisses en bois. Face public, il nous décrit à toute vitesse un monde imaginaire: son monde… Il parle, parle…sans respirer et parle encore. Son histoire est aussi sombre que le plateau! Je traduis: nous sommes des cons pour vivre dans une société qui nous asphyxie mais que nous aimons. Et il parle, et ne respire toujours pas.
Dans la salle, ni rire, ni applaudissements. Un courageux quitte la salle… Je l’envie ! L’autre acteur parle toujours sans nous regarder et toujours sans respirer. Le metteur en scène a sans doute voulu nous dire que nos conditions de vie sont minables, et que nous sommes bien cons de les accepter…
Je regarde encore ma montre. A ma droite, on dort. Mais pourquoi ce type parle t-il si vite ? On ne comprend rien. Pourquoi ne bouge t-il pas ? Rhumatismes ? Pourquoi ne nous regarde -t-il jamais. Cécité ? Pourquoi regarde-t-il un point fixe depuis douze minutes, en essayant sans doute de comprendre pourquoi il est entouré de caisses de bois (symbolisant sans doute le consumérisme?
Toujours aucune réaction dans la salle. Je vais m’endormir! Mais, coincée au milieu de la rangée, impossible de sortir… Tiens, c’est fini. Le clan des Héros du dernier rang se lève et applaudit. Devant, ça applaudit, très mollement! Le bavard et l’homme guitariste muet, au physique de mafieux, saluent trois fois! Ils ont l’air content. Ils font de grands gestes vers la droite, puis vers la gauche. Ouf, leurs bras fonctionnent! On est soulagé ! Mais pourquoi n’ont-ils pas réussi à se déplacer avant ? Sans doute encore une belle idée du metteur en scène pour montrer l’oppression?
Conclusion: ne jamais chercher à revoir nos vieux amoureux. Quand ils ont quitté nos vies, c’est souvent pour de bonnes raisons. Ai-je besoin de deux trucs bâclés pour comprendre que j’ai le droit de ne pas tout accepter, même au nom de la culture belge? Maintenant, c’est gravé dans le marbre: ne plus jamais revenir dans ce pompeux théâtre officiel que tout le monde aura reconnu.
A la sortie, des jeunes filles distribuent des tracts : il a donc bien d’autres théâtres à Bruxelles. Merci les Dieux !
Sylvie Suzor