Qui a tué Ibrahim Akef ?
Qui a tué Ibrahim Akef ? conception de Juliette Uebersfeld, mise en scène de Judith Depaule.
On est au cœur de la transmission et dans la rigueur de l’apprentissage, loin des clichés sur la danse orientale dans laquelle Juliette Uebersfeld s’est immergée, pour laquelle elle s’est passionnée et qu’elle a apprise pendant des années.
Elle rencontre au Caire, en 99, Ibrahim Akef qui, tout jeune, fut acrobate dans le cirque familial et qui mena une carrière de danseur et chorégraphe au cinéma et dans les cabarets.
Akef a alors plus de soixante-dix ans et continue à enseigner, avec la même rigueur, dans son modeste studio-cabaret, Le Palmira, où il a formé toute une génération de danseuses égyptiennes célèbres comme Fifi Abdou, et d’autres pays.
Juliette découvre le travail d’un homme entièrement voué à son art, ce qu’elle montre ici à l’écran. Elle fera plusieurs séjours au Caire pour continuer à apprendre du maître, avant qu’il ne disparaisse le 9 mars 2006, jour de la présentation au public de Qui a tué Ibrahim Akef ?: un clin d’œil, un signe…
L’histoire de cette rencontre forme la matière vive du spectacle qui débute par un poème, un récitatif en arabe égyptien surtitré : « Il était une fois, un cœur né pour danser » . Le titre et le sous-titre : La danse de mort, Ta danse à mort, donnent le ton: c’est un hommage à ce formidable artiste, tenu à l’écart par ses pairs.
Sur un plateau presque nu, seule sur un podium discret, Juliette Uebersfeld reprend le fil du récit, avec distance, en se décalant de l’écran où sont projetées des images d’archives qui, dans la première partie du spectacle, sont en effet le personnage principal. On voit Ibrahim Akef en train de danser, seul, longuement, simplement, sur des airs empruntés au répertoire d’Oum Kalthoum et de Farid El Atrache, et ses mains sculptent l’air avec grâce et sensibilité. On est frappé par la subtilité et l’exigence du geste, par la beauté de ce corps vieilli qui garde élégance et magnétisme.
Juliette Uebersfeld lui emboîte le pas et danse avec lui, en synchronisation parfaite, comme en duo. « Apprendre, dans le cas de la danse, c’est regarder le maître et procéder par mimétisme, avant, un jour, de le tuer symboliquement « . La musique est nostalgie, comme dans un fado et les longues plages de chants de Mohamed Abdelwaheb s’étirent, instants méditatifs.
Quand la danseuse quitte le plateau, reste l’image. Une première fois, elle s’efface puis revient en habit de lumière. Le texte d’une chanson s’affiche alors en arabe et en français, et Juliette Uebersfeld, devant l’écran, sculpte l’air à son tour, et danse, en élaborant savamment sa chorégraphie, s’enroulant drapée dans ces écritures projetées, comme autant de pierres précieuses : « Tes yeux m’ont ramené aux jours qui s’en sont allés… Tu es ma vie dont le matin est né avec ta lumière… Pourquoi n’ai-je pas rencontré ton amour plus tôt? »
Puis vient la dernière séquence, dans le plaisir pur de la musique, en dialogue avec la danse: « Quand on apprend la danse, il y a un second personnage aussi important que le maître, c’est le percussionniste », dit-elle, en présentant Hussein El Azab, virtuose en la matière, qui va magnifiquement l’accompagner avec sa derbouka, percussion en forme de calice recouverte d’une peau et son riqq, sorte de tambourin.
Dans une longue jupe noire et argent, ceinture de perles et bustier, elle danse un solo des profondeurs, dramatique, sur le tapis et devant l’écran blancs, dans la lumière crue. Lui, attentif, donne les rythmes les plus sophistiqués, après un long morceau virtuose où, seul en scène, il décline sa palette. Dans ce dialogue, sensuel et ludique, le musicien pousse la danseuse, afin qu’elle se dépasse.
A certains moments, seul son ventre bouge et sa poitrine se soulève, signes de parfaite maîtrise dans la danse orientale: la volubilité et la précision des mains, la codification, font penser au kathakali indien. Parfois, c’est dans les intervalles de la musique qu’elle inscrit le mouvement. Et, quand il pose la darbouka pour aller vers elle, il rythme la danse en jouant des percussions avec ses joues, comme sur une peau tendue, et la salle en accompagne le rythme.
Ce spectacle singulier, mêlant théâtre, danse, musique et film, est le fruit d’une complicité ente Juliette Uebersfeld et Judith Depaule qui en a assuré la mise en scène, avec sa compagnie, Mabel Octobre, un collectif d’artistes qui s’est donné comme mission, la mise en œuvre d’un travail de mémoire et de réhabilitation, à partir d’enquêtes historiques et de recherches documentaires, et le tissage de liens avec d’autres pays. Qui a tué Ibrahim Akef s’inscrit dans cette démarche.
Dernière séquence sur écran, Juliette, l’élève, montre quelques pas au maître, Akef. Il la regarde. Elle le remercie. Et l’image, comme le temps, se suspend. L’élève est au bout de son initiation et peut prendre son envol.
Brigitte Rémer
Vu au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, le 26 mai.