Éloge du théâtre
Éloge du théâtre d’Alain Badiou, avec Nicolas Truong.
« L’ouvrage est né d’un dialogue public entre le philosophe Alain Badiou et Nicolas Truong, journaliste au Monde, en 2012, dans le cadre du Théâtre des idées, au Festival d’Avignon. Comment s’adresser aux gens de façon à ce qu’ils pensent leur vie autrement qu’ils ne le font d’habitude ? C’est à cette question que le théâtre, qui est le plus complet des arts, répond avec une incomparable force, Alain Badiou.
Entre l’immanence des corps sur la scène et la transcendance de l’image, le théâtre accède à l’éternité grâce au texte. Le silence des signes noirs sur la page blanche du lecteur n’est pas comparable à la musique de la voix de l’acteur, proférée sur la scène et ouïe dans la salle.
Dans cet éloge du théâtre, Badiou cite des créateurs comme Vitez, Grüber et Strehler qui montèrent Faust de Goethe : » Quelle mobilisation spectaculaire, que de moments qui appellent de la musique, de la danse, des apparitions surnaturelles, toute une imagerie en traversée des religions et des passions, des pensées et des voluptés venues de tous les siècles ! « .
L’écrivain fait aussi référence à des metteurs en scène « historiques » comme Daniel Sorano que Badiou vit à l’adolescence dans le rôle-titre des Fourberies de Scapin, au Grenier de Toulouse, alors dirigé par Maurice Sarrasin. Sorano était un Scapin triomphant, véloce et sonore que le garçon du lycée Bellevue de Toulouse sollicita pour obtenir des conseils sur le même rôle. L’auteur de théâtre qu’est aussi Badiou, n’oublie pas Christian Schiaretti qui monta sa série des Ahmed – Ahmed le subtil en 1994 au Festival d’Avignon, puis Ahmed philosophe, et Ahmed se fâche, enfin Les Citrouilles.
Badiou évoque aussi des metteurs en scène contemporains comme Simon McBurney avec Le Maître et Marguerite (2012), inspiré du roman de Bougalkov : « Ce n’est pas rien de voir à Avignon le mur du Palais des Papes s’écrouler devant nous, comme les ressources technologiques modernes nous en donnent l’illusion ».Mais il parle aussi de Marie-José Malis qui vient d’être nommée directrice du Théâtre de la Commune à Aubervilliers, et qui a retenu son attention pour sa mise en scène d’On ne sait comment de Pirandello.
La pièce fascinante, est située, dit-il, au croisement épique entre la trivialité des existences et l’interminable obstination de la pensée, une succession de confessions à la Rousseau, dans une langue prodigieuse. Et la mise en scène de Marie-José Malis a révélé l’enjeu de ce théâtre : » Il s’agit, dit-il, de faire à chaque spectateur une confidence intime porteuse d’une injonction sévère. »
Le murmure des comédiens et leur regard adressé au spectateur invitent ce dernier à s’orienter dans l’existence et dans la pensée, comme eux sur la scène. Entre immanence et transcendance, la force du théâtre se tient dans son événement immédiat. Le théâtre survit à présent dans un monde confus, où domine le sentiment de la disparition de l’idée, comparable à la mort de Dieu.
Les idéaux politiques du XX ème siècle ont un temps jeté un voile sur l’absence d’idée jusqu’à leurs conclusions négatives. L’idée aujourd’hui manque, et il ne reste plus qu’un immédiat à vivre. À cela, s’ajoute une autre confusion, celle de prendre l’intérêt-nos appétits, nos satisfactions-pour des idées! Et la mission du théâtre est justement de montrer la confusion comme confusion : » Le théâtre fait apparaître sur scène l’aliénation de qui ne voit pas que c’est la loi du monde lui-même qui l’égare, et non la malchance ou l’incapacité personnelle – Tchekhov, Ibsen ou Eugène O’Neill … »
À côté de cette « monstration » de la confusion, le théâtre tente de faire émerger une possibilité inédite avec Claudel, Brecht, Pirandello, et même Beckett, les lumières minimes que recèle sa poésie.
Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès est, pour Badiou, l’œuvre modèle « une théâtralité pure qui oppose celui qui propose à celui qui demande, un jeu théâtral sur la confusion, celle du monde contemporain, entre ce qu’on demande et ce que ce monde propose ».
Si l’on veut rester libre et « ouvrir sa subjectivité à une métamorphose positive« , précise Badiou, il ne faut pas confondre le désir, et la demande qui se réduirait au choix obtus d’une marchandise sur le marché de la consommation. Il ne faut jamais céder sur son désir ; la principale menace de ce désir est la demande : « C’est théâtralement splendide : le rapport théâtral entre le dealer et le client est la métaphore de quelque chose d’essentiel dans le monde contemporain ». Soutenons, dit-il, un « théâtre complet qui déplie dans le jeu, dans la clarté fragile de la scène, une proposition sur le sens de l’existence, individuelle et collective, dans le monde contemporain ».
Ce théâtre des hypothèses et des possibilités tire sa force tremblante de l’extrême coïncidence entre les émotions et les pensées rencontrées. Un ouvrage tonique… .
Véronique Hotte
Café Voltaire, Flammarion