Soda (Soyons Oublieux des Désirs d’Autrui)
SODA (Soyons Oublieux des Désirs d’Autrui) de Nicolas Kerszenbaum, Denis Baronnet et Ismaël Jude, mise en scène de Nicolas Kerszenbaum.
La couleur du spectacle est à la mesure de l’obstination du metteur en scène Nicolas Kerszenbaum auquel il aura fallu cinq années de fol entêtement pour réaliser ce projet qui lui tenait à cœur : « Une saga théâtrale en huit épisodes, onze heures, quatorze comédiens, quatre musiciens, et une quinzaine de pop songs. »
Qu’est-ce que Soda ? Une série télé servie sur un plateau… de théâtre.
Un soap opera, façon Plus belle la vie, mais avec des musiciens à la guitare électrique qui créent un accompagnement rock pour chansons facétieuses et songs brechtiens. Il s’agit en fait d’un feuilleton retraçant l’histoire de plusieurs familles, à travers de multiples intrigues parallèles avec affaires personnelles, problèmes d’identité, conflits moraux …
Cette fiction se déroule en plusieurs épisodes où, dans des familles issues de milieux sociaux-modestes, moyens ou bien cossus-les rejetons connaissent des orientations sexuelles variées. Soda donne à voir le désordre flagrant et le chaos bruyant de la vie actuelle cadencée à l’extrême. L’existence décrite ici est plutôt déconnectée de l’être intime et d’un retour à soi ; le rythme intensif quotidien correspond à un travail stressant.
Un des personnages, est employé à Planète Assistance, et c’est, par mobile et écran interposés, l’occasion de semblants d’échange: « Oui, oui, je vous écoute, nous allons intervenir pour vous sauver et vous rapatrier … « , dit une salariée performante à un interlocuteur velléitaire perdu au bout du fil et du monde.
Une infirmière s’épuise dans un hôpital où sévit le « mal rose » qui provoque de fausses couches chez de nombreuses jeunes femmes.. Une secrétaire d’État, ambitieuse et vindicative, tente d’éradiquer l’épidémie. Enceinte elle-même, elle perd son enfant pour d’autres raisons, et souhaite le remplacer par le bébé d’une demandeuse d’emploi, donc contre de l’argent. La dir’com’ de cabinet est des plus persuasives ; elle mène la danse en magicienne.
La jeune mère de l’enfant à venir, de père algérien disparu, est la figure de proue de ce récit épique enivrant. L’intrigue tourne en effet autour de Leïla qui a une foi tonique en la vie, une conviction intime dans la force du partage. Issue de deux origines, elle assume la mixité de son être-là aujourd’hui. Elle a perdu son emploi mais n’en prétend pas moins se hisser vaillamment dans l’échelle sociale. Avec la niaque mais sans agressivité envers les autres.
Le spectateur la suit, depuis l’appartement de sa mère où vit aussi son frère homosexuel qui est dramaturge, puis dans son entreprise où un supérieur hiérarchique la harcèle sans cesse. Existe-t-il un salut providentiel qui vaille la peine dans une société où prévaut un consumérisme décomplexé lié à la satisfaction immédiate des désirs mais jamais àl’écoute du désir vrai de l’homme, cette profondeur absolue et énigmatique.
Dans Soda, la forêt tient lieu d’espace de salut, de respiration et de retrouvailles entre les défunts et les morts. Un espace naturel et existentiel de proximité entre soi et soi, au plus profond de l’intime et de l’âme. L’intrigue obéit à la loi du va-et-vient entre les cuisines, les lieux de travail, et la forêt inquiétante et attachante dont les branches feuillues tombent des cintres.
Théâtre efficace: le public est absorbé par le jeu frontal des comédiens: sous la lumière, ils montent et sautent d’une tribune politique à l’autre, selon l’ordre social auquel ils appartiennent.Puis, ils transgressent peu à peu les milieux, les catégories et les genres, choisissant le risque du grand écart pour venir flâner sur des chemins forestiers de traverse.
Avec une énergie à toute épreuve, ils jouent des personnages qui vivent des drames intérieurs douloureux, au plus près de chacun. Il faut tous les citer : Bertrand Barré, Magali Caillol, Laurent Charpentier, Françoise Cousin, Elsa Hourcade, Isabelle Juanpera, Cyrille Labbé, Catherine Morlot, Clotilde Moynot, Céline Pérot, Ludovic Pouzerate, Xavier Tchili, Jean-Baptiste Verquin, Clément Victor et les musiciens Denis Baronnet, Jérôme Castel, Benoit Prisset, Ronan Yvon.
Un enchantement.
Véronique Hotte
Le spectacle s’est joué au Théâtre de l’Aquarium les 1er, 2, 8 et 9 juin.