Mes jambes, si vous saviez, quelle fumée
Mes jambes, si vous saviez, quelle fumée… de Bruno Geslin et Pierre Maillet, d’après les entretiens de Pierre Chaveau avec Pierre Molinier, mise en scène de Bruno Geslin.
Une scène éclairée de rouge, avec des paravents tapissés de toile de Jouy. Côté jardin, un tabouret et côté cour, un établi-bureau un peu foutrac. Au centre, un écran vidéo aux ombres indiscernables, où l’on distingue quand même une paire de jambes avec escarpins.
Une voix au timbre nasillard-car accélérée- distille quelques suggestions hypnotiques: » Vous vous détendez de plus en plus, vos paupières sont lourdes, et à la fin, quand les lumières se rallumeront, vous vous sentirez frais et détendus, comme après une bonne nuit de sommeil… »
C’est amusant, permet de se concentrer et de se laisser glisser dans un nouvel univers. Efficace sans doute mais un peu gadget, et on ne comprends pas bien le lien avec le texte. Après cette mise en bouche décalée, le spectacle commence. On entend des bribes de voix incompréhensibles, répétitives et incongrues. Ambiance à la fois étrange et drôle, avec une vidéo noir et blanc où l’on voit des morceaux de corps,et de jambes gainées de bas, assaisonnées de lettres qui défilent une à une: P-I-E-R-R-E-M-O-L-I-N-I-E-R.
La vidéo est vraiment tout à fait remarquable: grâce à un montage rapide et à sa place au centre du plateau, elle devient actrice à part entière, en ouvrant un éventail de possibles dans un rapport image/son assez réussi. Mais dans la suite du spectacle, les images sont moins fortes: plans fixes ou compositions animées de jambes, inspirées par le travail photographique de Molinier, mais trop longues et répétitives, et en fond de scène décoratif, elles restent alors à la surface du texte, l’illustrent ou le paraphrasent… Cette vidéo aurait vraiment gagné à créer une ouverture visuelle vers le travail de Molinier, et ajouter une dimension plastique au texte.
Ensuite, changement de lumières et la musique éclate: deux hommes, dont l’un glousse de rire, dansent en bas noirs et talons aiguille, comme dans les photos bien connues de Molinier. Noir. La lumière revient progressivement, et sur un tabouret à l’avant-scène, assis, droit et fier de lui, Pierre Maillet rit en regardant le public- et c’est contagieux et cela devient comme un refrain qui apporte ponctuation et légèreté.
Long silence, rires dans la salle. Il glousse encore, content de lui, puis commence à parler. Pierre Maillet EST Pierre Molinier: mêmes initiales, et probablement, même morceau d’âme en commun dans une interprétation incarnée et crédible: c’est un véritable plaisir que de savourer ses perles de réflexions, même les plus noires.
L’acteur dans une sorte d’auto-dérision, réussit à nous faire entendre avec plaisir l’intelligence du texte; même les explications de Molinier sur l’usage des godemichets, et la mise en scène d’un suicide en deviennent réjouissantes. Fantasmes incestueux, éjaculations inavouables: tout y passe, avec fluidité, quand Pierre Maillet/Molinier se livre ainsi sans aucune pudeur, mais non sans délices. « Sensationnel ! », comme il dit, en gloussant, une fois de plus…
Dans une suite de courtes scènes, l’acteur nous livre la vie de Pierre Molinier, ses humeurs et ses déboires, comme on parle à un ami.. Alternées avec des intermèdes à un, deux ou trois danseurs (le troisième étant Molinier), assez peu convaincants, malgré de jolis moments avec le jeune et sculptural Nicolas Fayol (surtout lorsqu’il porte un masque rouge à l’arrière du crâne), et d’amusants trios.
Mais pourquoi cette musique convenue est-elle aussi forte ? Comme les lumières rouges, vertes et bleues, cela voudrait évoquer l’univers de la nuit… Molinier parle de désir, de fétichisme, de plaisir charnel et de corps travestis, mais pourquoi lui accoler une esthétique de club érotique déjà cent fois vue ?
À une époque de mœurs encore corsetés, la grande force de Molinier est d’avoir intégré sa sexualité à son mode de vie, de l’avoir vécue, de façon authentique et sans tabou. Son univers n’est pas seulement érotique, c’est aussi un chemin instinctif vers une transcendance. Iconoclaste, il crée ses propres images, en « tentant de résoudre le problème de l’androgyne initial ».
Mais peut-on ici seulement parler d’érotisme, de fétichisme, ou de sexe? Il a inventé son mode de vie, son esthétique, et une forme de spiritualité. Le point d’entrée dans ce monde semble être le désir qu’enfant, il avait pour les jambes de sa sœur. Gorgée de vie et de sourires que cette graine de désir a fait naître, une telle richesse aurait dû être mise en valeur de façon un peu plus subtile. Molinier est sans doute un être qui sait jouir de la vie et lui dire oui, et qui appréhende la mort de la même façon totale: il s’est finalement suicidé.
Cette ambiance club paraît donc creuse, même en lui ajoutant une séquence vidéo où l’on voit, de dos, un homme qui danse de façon répétitive, avec un masque de squelette sur la tête. Et quel est le rôle-Elise Vigier, malgré une belle présence, n’est pas danseuse -de cette femme , immensément triste et muette? Si ce n’est pour équilibrer la masculinité de Nicolas Fayol dans une chorégraphie intégrant principes féminin et masculin… Si l’objectif était d’illustrer la quête androgyne de Molinier, Fayol pouvait, à lui seul, l’incarner, tant il ressemble à une statue d’éphèbe grec en mouvement. Ces chorégraphies ont au moins le mérite de relancer un rythme qui tend parfois à se diluer…
Alors à voir ? Oui, pour la superbe interprétation de Pierre Maillet, pour un texte à la fois drôle et savoureux, et pour certains des intermèdes chorégraphiés (entre autres, ceux avec un danseur au masque rouge, une projection sur voile et un homme-araignée). Et pour la mise en scène, riche et bien travaillée. Mais on regrette de ne voir aucune des photos, portraits de gens, peintures, dont parle Molinier… Dommage!
Si votre curiosité est piquée, dépêchez-vous, la salle est comble !
Laurie Thinot
Théâtre de la Bastille