Festival des caves

Festival des caves à Besançon: La Guérison infinie d’après le dossier médical d’Aby Harburg, adaptation et mise en scène de Raphaël Patout.

Festival des caves guerisonLe Festival des caves-dont c’est la huitième édition- créé par Guillaume Dujardin et Raphaël Patout, s’est déroulé cette année, de mai à juin à la fois à Besançon mais aussi à à Dôle, Lons-le-Saulnier, Arcs-et-Senans, Arbois et à Lyon, dans une cinquantaine de lieux et quelque deux cent représentations!
Et uniquement dans des caves prêtées par des particuliers ou par des monuments historiques.  » La contrainte imposée par la cave est transformée en liberté, dit Guillaume Dujardin, car ce que nous ne pouvons pas montrer, nous devons l’imaginer. Le théâtre qui peut s’y inventer devient infini. Tout y est possible, surtout ce qui ne devrait pas l’être. Quelques mètres carrés qui nous obligent à être politiques et poétiques. Sous la terre, regarder le monde. Et le réinventer. Afin de le montrer autrement. »

Effectivement, les contraintes sont bien là: le plus souvent,  pas plus de 19 spectateurs, consignes de sécurité obligent, espace clos sans dégagement;  nombre d’acteurs, éléments de décor et accessoires limités, éclairage sommaire et donc mise en scène imaginée pour le lieu.
L’histoire du théâtre nous rappellerait au besoin que les spectacles depuis l’antiquité ont dû d’abord s’adapter au paysage ou à l’architecture existante, que ce soit la colline d’Epidaure, la cour d’auberge espagnole, ou plus près de nous, les appartements nus de Varsovie pendant l’occupation allemande puis… la cave cracovienne où eurent lieu les spectacles-cultes de Tadeusz Kantor .

La Guérison infinie, c’est un montage de textes: réflexions notés par une infirmière, extraits de son dossier médical, de l’historien d’art allemand Aby Harburg, soigné en 1923 pour de graves troubles mentaux à Kreuzligen, en Suisse. Il souffrait, selon les termes d’une lettre du directeur de la clinique à Freud, d’une grave psychose, accompagnée d’angoisses, d’obsessions… Aby Harburg avait choisi pour une conférence qui devait servir de test à une éventuelle sortie de l’hôpital les souvenirs d’un voyage qu’il a fait  vingt sept ans auparavant aux Etats-Unis. Issu d’une grande famille de banquiers juifs de Hambourg, il entretenait des relations difficiles avec le judaïsme, et avait choisi pour thème, de  cette conférence la manière dont les Indiens Hopis, maîtrisent collectivement, par le rituel dit du serpent , une peur immémoriale, et croient dominer les forces de la nature par le jeu de la pensée symbolique.
Harburg y met en évidence le caractère schizophrénique de la civilisation occidentale. Cassirer, l’autre grand historien de l’art allemand, avait bien vu qu’il sentait derrière les œuvres d’art les grandes énergies formatrices d’une civilisation.

Mais Harburg,  profondément malade, avant que la dégénérescence neuronale ne lui provoque, cinq ans plus tard, une attaque cardiaque fatale, prononçait aussi des phrases qui font froid dans le dos: « Je suis à la terminaison d’une chaîne d’intrigue, sans que je sache de quoi il s’agit. Parce qu’on ne me dit rien. 18 juin Un nid de merles, avec quatre petits, a disparu. Les petits étaient mes enfants. 4 juillet Pourquoi vous me coupez les cheveux? 7 juillet Le thé est contrefait, il pue, il y a du poison dedans! Le court de tennis est un lieu de rencontre pour criminels. L’eau du lac n’était pas humide, les petits garçons qui se baignaient sont ressortis secs! Le docteur Ludwig Binswanger a expédié par le train des caisses remplies de chair humaine. À la fin, qui êtes-vous ? Qui m’a envoyé dans cette caverne, où il n’y a que des putains, des souteneurs, des criminels, des meurtriers. Le gardien chef veut me tuer aujourd’hui! Petit Warburg, si cette maudite bête de Satan d’infirmière ne te protège pas, tu es perdu ! Ne m’abandonne pas! Ma bonne étoile! Qui êtes-vous donc, pour faire de telles choses ? Bande de cochons. La fange qu’on me donne pour nourriture est faite de sang humain? »
Raphaël Patout a très finement adapté,  dans une forme courte, ces textes qui sont souvent d’une violence inouïe, interprétée par une jeune comédienne, Pearl Mainfold. Aucun décor si ce n’est une carcasse de paravent en bois où elle accrochera puis décrochera à la fin ces photos de Harburg, de sa famille mais aussi d’œuvres d’art, toutes en noir et blanc.  Il y a j juste une grande table de bois, avec posé dessus, un flacon contenant un serpent, allusion  à ce rituel des Indiens Hopis.
Avec,  comme seul éclairage,  deux balladeuses à ampoule fluo répandent une lumière blafarde dans cette  petite cave voûtée où le public est en grande proximité avec l’actrice, très bien dirigée par Raphaël Patout. Elle a une belle présence et dit ces textes fulgurants avec précision et légèreté à la fois, textes que la musique d’Arno Pärt vient heureusement aérer par instants.
Mieux vaut ne pas être claustrophobe mais rarement un lieu n’aura été aussi adapté à un texte d’une telle intensité. Soixante minutes pas plus, on ressort de là comme un peu sonné par le destin de cet homme à la grande sensibilité artistique, frappé encore jeune par la maladie mentale; difficile, pour nous, de ne pas faire le parallèle avec cette grande historienne de la danse que fut Laurence Louppe, frappée elle aussi par cette même maladie…

Le spectacle devrait être repris mais il vaudrait mieux qu’il le soit dans une cave comme ici. C’est une sorte d’aventure  que Guillaume Dujardin a eu raison de programmer et c’est est bien qu’un festival comme celui des Caves puisse accueillir des spectacles hors normes comme cette Guérison infinie

Philippe du Vignal


Archive pour 28 juin, 2013

La rue est à Amiens

La Rue est à Amiens.

C’est la 36e édition de ce festival  à Amiens qui a rassemblé,  sous la direction de Jean-Pierre Marcos et Philippe Macret,  les plus grandes compagnies de rue et bien d’autres, plus modestes, et en devenir. Ils mènent toute l’année dans les quartiers et sur un plan international,  dans le cadre de la Zone Européenne de Projets Artistiques,  un travail en profondeur des plus pertinents.

La rue est à Amiens sulkySulky  M1 de At Dirks (Pays-Bas).

Un homme arrive au volant de sa petite voiture jaune envahie peu à peu par la fumée,. Il s’agite,  cherche des outils, parvient à  dissiper le brouillard qui s’étend , en entrant dans le capot du moteur, en ressort et finit par servir le thé. Petit entresort plutôt modeste mais  qui tient quand même  le coup… sous la pluie.

Time for tea, par la compagnie Wet Picnic.

Trois sœurs, très british,  en uniforme noir et blanc,  nous servent un thé très clownesque avec beaucoup de componction. Des numéros très osés,  avec force gâteaux,  réjouissent les spectateurs. Issues de l’université de Winchester, elles se sont inspirées du travail de James Thierrée.

Kori Kori  par la compagnie Oposito, mise en scène de  Nathalie Pernette.

Oposito, compagnie de rue fondée en 82 par Enrique Jimenez,  plasticien de haut vol, très vite rejoint par Jean-Raymond Jacob, installée au Moulin-Fondu de Noisy-le-Sec,  elle rayonne dans le monde entier et  vient de réaliser son plus beau spectacle: 18 comédiens, danseurs et chanteurs, et  quatre  musiciens installés sur des chariots mobiles, déambulent dans les vieilles rues d’Amiens.
  En costumes bariolés, comportant plusieurs couches qu’ils enlèvent, qu’ils brandissent et projettent autour d’eux, les acteurs entonnent d’étranges mélopées dans un sabir étonnant, alternant  danses sauvages et  stations immobiles et parfois silencieuses
La foule qui les suit,  fascinée, leur fait une longue ovation bien méritée.

Edith Rappoport

http://www.oposito.fr

Relire Koltès

Relire Koltès, ouvrage collectif sous la direction de Marie-Claude Hubert et Florence Bernard.

Relire Koltès 9782853998765Quand on relit  Bernard-Marie Koltès, depuis La Nuit juste avant les forêts jusqu’à Roberto Zucco, c’est à l’ombre du désir-un ailleurs et un improbable ici et maintenant-comme si la parole ne pouvait advenir que là où elle est impossible.
Arnaud Maïsetti perçoit ce lointain inapprochable cher à l’auteur: on voudrait être «comme assis dans l’herbe ou des choses comme ça, qu’on n’ait plus à bouger, tout son temps devant soi, avec l’ombre des arbres.» (La Nuit juste avant les forêts). Ce rêve d’apaisement est inspiré par les paroles de Resting Place (le cimetière, un endroit où se reposer) de Burning Spear, extrait de l’album Marcus Garvey, (1976). Les racines de Koltès poussent à la lisière de la langue française, du blues et du reggae, entre le Nicaragua, les autres pays d’Amérique latine et l’Afrique. Roberto Zucco n’entretient nulle utopie, ni politique, ni éthique, puisque le « héros » symbolise la déchirure de l’ici et maintenant, son point de fuite. La pièce fait résonner « la blessure même de la communauté, une communauté qui ne peut s’établir ici, monde de pères, de mères, d’enfant, de flic, monde de l’héritage. »
Si l’on considère les trajets des protagonistes depuis Les Amertumes à La Nuit perdue et au Prologue, l’écriture voudrait naître à sa propre mort. Et, pour Marie-Hélène Boblet, ces personnages se situent dans l’opposition ; ils n’ont ni triomphé de leur détresse, ni renoncé à leur rêve de puissance : « Ils ne font pas le saut qui consisterait à parier et à compter sur les autres pour devenir soi-même : un être distinct, exposé, mais sûr de ses frontières et responsable. »
Éric Eigenmann revient sur cette démarche d’opposition, portée par le client à l’adresse du dealer Dans la solitude des champs de coton : « Je suis capable de vous éblouir de mes non, de vous faire découvrir toutes les façons qu’il y a de dire non, qui commencent par toutes les façons qu’il y a de dire oui. »
La phrase koltésienne, son enivrement et son vertige envoûtant, est faite de reprises, de répétitions, de variations et d’anaphores, de l’usage d’un parallélisme discursif, et le chiasme, est d’autant plus intéressant que les éléments de la figure ne sont pas répétés à l’identique mais modulés : « Vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir. » La situation met en lumière le croisement conscient des désirs, à travers non pas l’anecdotique rencontre de deux individus mais l’universalité des rapports humains : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas (…) j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi. » Un moment de rêve de bascule du désir à la satisfaction.
Le chiasme est chez lui présent, de La solitude au Combat de nègre et de chiens. Europe et Afrique, Blancs et Noirs s’affrontent dans un échange impossible à travers une « transaction langagière », selon les mots d’Evelyne Pieiller. Koltès écrit un théâtre d’échange, au cours duquel les corps se côtoient, s’esquivent, s’approchent et s’éloignent. S’agit-il d’une éventuelle marchandise – sexe ou drogue – ou bien d’un simple entretien verbal qui consiste « à faire nommer par l’autre l’objet de son offre ou de sa demande, soit l’objet du désir » ?
S’il se passe quelque chose dans la pièce, ce sont des paroles travaillées « qu’érotisent la musicalité des jeux verbaux et le ballet scénique des corps. » Et, pour Éric Eigenmann, l’enseignement jésuite du collège Saint-Clément à Metz aura donné au dramaturge, outre « le goût de la littérature » et du théâtre classique, celui des « concours d’interprétation » qui conçoivent la rhétorique, non seulement comme une lutte verbale, mais comme une danse.
Jérémie Majorel, lui, considère le théâtre de Koltès comme éthique avant tout : un lieu expérimental de rencontres déplacées et déclassées entre les êtres mais aussi entre l’ombre et la lumière, dans un hangar, ou sur un plateau nu. Ce côté expérimental rappelle la mise en scène de La Dispute de Marivaux par Chéreau qui avait ébloui Koltès en 73. Chez lui, le théâtre est perçu comme un lieu de rencontre plutôt que comme lieu de questionnement de la perception, qu’il s’agisse de Quai Ouest ou de La solitude : « Je vois votre désir comme on voit une lumière qui s’allume, à une fenêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépuscule ; je m’approche de vous comme le crépuscule approche cette première lumière, doucement, respectueusement, presque affectueusement… »
Ce ne sont pas les figures du « rapport amoureux » ou d’une « histoire de pédés » qui intéressent Koltès dans son approche de la figure complexe du deal qui permet de saisir entre les personnages, le jeu entre cynisme et affectivité :
« Le deal koltésien mesure donc le degré de résistance du commerce humain au commerce économique, son irréductibilité, il est la déconstruction de l’un par l’autre, empruntant le masque de l’ennemi pour mieux le parasiter de l’intérieur et en dérégler subtilement la logique. » Ce dérèglement obéit à la loi interne de l’asymétrie, un concept éthique. La question de la communauté est ici indissociable de celle de la solitude. Tombé au fond de la solitude de la langue, Koltès a pris conscience que cette solitude est toujours habitée par l’Autre, et nous confiait en 88 :« De toute façon, une personne ne parle jamais complètement seule : la langue existe pour et à cause de cela – on parle à quelqu’un, même quand on est seul. » Les personnages parlent beaucoup car le langage est l’instrument du théâtre. Et c’est un bonheur pour le spectateur que de voir et d’entendre le Dealer et le Client osciller entre la séparation dans la fusion et la fusion dans la séparation, suggérant un « rien » qui est tout, un « entre » complet qui installe l’être dans son existence.Le client résume : « Je ne paie le vent, l’obscurité, le rien qui est entre nous… » Plaisir du texte mais aussi plaisir du lecteur et du public que la chorégraphie de la « capoeira », un art martial noir, parachève encore.
La métaphore est non seulement politique – les noirs ne pouvaient porter d’armes -, érotique – une tension qui monte dans les préliminaires du combat –, mais poétique aussi – un art qui entretient l’espacement entre les corps et ne porte pas de coups. Cyril Desclés décèle une relation entre l’écriture du dramaturge et la pensée stratégique chinoise. Admirateur de Bruce Lee, Koltès consacre un article critique au film de Berry Gordy, Le Dernier Dragon (1985) dans lequel il reconnaît le « jeet-kune-do » (la voie du poing qui intercepte) : un art de défense arrêtant et détournant l’attaque de l’adversaire.
La Marche
est le second texte théâtral, écrit et mis en scène par Koltès en 70, avec sa troupe du Théâtre du Quai.C’est, pour Audrey Lemesle, comme une réécriture du Cantique des cantiques, une réflexion sur le désir dans la contiguïté avec le sacré. L’auteur y explore les possibilités du désir et de l’amour avant de conclure Dans la solitude des champs de coton : « Il n’y a pas d’amour. »`
Marie Hartmann s’emploie à analyser l’hypo-texte religieux qui met en question les fondements de l’ordre judéo-chrétien dans Quai Ouest. L’emprunt sert au détournement et à la subversion. Et Le Livre de Job  nourrit le thème de l’ombre et de la lumière : « Ceux-là tâtonnent en des ténèbres sans lumière, et Dieu les égare comme des ivrognes. » Koltès propose dans sa pièce des « faux » bibliques et récuse la prétention des religions à donner un sens à l’histoire des hommes : « Celle-ci ne peut être pensée que comme une recherche et un questionnement empruntant plusieurs voix. »
Enfin, Yannick Hoffert étudie les résonances et les diffractions entre Roberto Zucco et Le Jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet. Le parricide (Zucco) qui surgit lui-même comme un spectre, et l’inversion suggère un rapport de symétrie inverse entre Zucco de Koltès et Hamlet de Shakespeare.
Dans les deux pièces, on note en effet un même rapport à la violence et au meurtre, à la communauté, à l’enfermement, à la mort. Un même état de guerre mais le conflit qui dresse chacun contre chacun est partout dans Roberto Zucco :« S’il y en a un qui commence, tout le monde ici va tuer tout le monde. » La rupture avec la communauté est radicalisée pour le serial killer qui s’exclut. Les deux héros toutefois relèvent de la mélancolie et de la méditation sur la finitude de l’existence. Mais dans Roberto Zucco, nulle compensation au chaos du monde : la pièce apparaît comme le symptôme d’un monde dépourvu de discours permettant d’espérer fonder la communauté et le sens de l’existence.
Pour Yannick Hoffert encore, l’inscription d’Hamlet dans Roberto Zucco rejoint la position d’Antoine Vitez, qui affirmait que les œuvres du passé sont des  architectures brisées . Aux metteurs en scène de dévoiler le travail du temps, ce à quoi s’applique déjà l’écriture de Koltès.
On n’en finira pas de redécouvrir la subtilité du plaisir que procure ce Relire Koltès. Sa grande thèse: ne pas céder sur son désir et considérer que la principale menace qui s’exerce sur le désir est la demande : « C’est théâtralement splendide, dit Alain Badiou, dans Éloge du théâtre : le rapport théâtral entre le dealer et le client est la métaphore de quelque chose d’essentiel dans le monde contemporain. »

Véronique Hotte

Textuelles, Presses Universitaires de Provence, Aix-Marseille, 2013.  18,05€

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