Relire Koltès

Relire Koltès, ouvrage collectif sous la direction de Marie-Claude Hubert et Florence Bernard.

Relire Koltès 9782853998765Quand on relit  Bernard-Marie Koltès, depuis La Nuit juste avant les forêts jusqu’à Roberto Zucco, c’est à l’ombre du désir-un ailleurs et un improbable ici et maintenant-comme si la parole ne pouvait advenir que là où elle est impossible.
Arnaud Maïsetti perçoit ce lointain inapprochable cher à l’auteur: on voudrait être «comme assis dans l’herbe ou des choses comme ça, qu’on n’ait plus à bouger, tout son temps devant soi, avec l’ombre des arbres.» (La Nuit juste avant les forêts). Ce rêve d’apaisement est inspiré par les paroles de Resting Place (le cimetière, un endroit où se reposer) de Burning Spear, extrait de l’album Marcus Garvey, (1976). Les racines de Koltès poussent à la lisière de la langue française, du blues et du reggae, entre le Nicaragua, les autres pays d’Amérique latine et l’Afrique. Roberto Zucco n’entretient nulle utopie, ni politique, ni éthique, puisque le « héros » symbolise la déchirure de l’ici et maintenant, son point de fuite. La pièce fait résonner « la blessure même de la communauté, une communauté qui ne peut s’établir ici, monde de pères, de mères, d’enfant, de flic, monde de l’héritage. »
Si l’on considère les trajets des protagonistes depuis Les Amertumes à La Nuit perdue et au Prologue, l’écriture voudrait naître à sa propre mort. Et, pour Marie-Hélène Boblet, ces personnages se situent dans l’opposition ; ils n’ont ni triomphé de leur détresse, ni renoncé à leur rêve de puissance : « Ils ne font pas le saut qui consisterait à parier et à compter sur les autres pour devenir soi-même : un être distinct, exposé, mais sûr de ses frontières et responsable. »
Éric Eigenmann revient sur cette démarche d’opposition, portée par le client à l’adresse du dealer Dans la solitude des champs de coton : « Je suis capable de vous éblouir de mes non, de vous faire découvrir toutes les façons qu’il y a de dire non, qui commencent par toutes les façons qu’il y a de dire oui. »
La phrase koltésienne, son enivrement et son vertige envoûtant, est faite de reprises, de répétitions, de variations et d’anaphores, de l’usage d’un parallélisme discursif, et le chiasme, est d’autant plus intéressant que les éléments de la figure ne sont pas répétés à l’identique mais modulés : « Vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir. » La situation met en lumière le croisement conscient des désirs, à travers non pas l’anecdotique rencontre de deux individus mais l’universalité des rapports humains : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas (…) j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi. » Un moment de rêve de bascule du désir à la satisfaction.
Le chiasme est chez lui présent, de La solitude au Combat de nègre et de chiens. Europe et Afrique, Blancs et Noirs s’affrontent dans un échange impossible à travers une « transaction langagière », selon les mots d’Evelyne Pieiller. Koltès écrit un théâtre d’échange, au cours duquel les corps se côtoient, s’esquivent, s’approchent et s’éloignent. S’agit-il d’une éventuelle marchandise – sexe ou drogue – ou bien d’un simple entretien verbal qui consiste « à faire nommer par l’autre l’objet de son offre ou de sa demande, soit l’objet du désir » ?
S’il se passe quelque chose dans la pièce, ce sont des paroles travaillées « qu’érotisent la musicalité des jeux verbaux et le ballet scénique des corps. » Et, pour Éric Eigenmann, l’enseignement jésuite du collège Saint-Clément à Metz aura donné au dramaturge, outre « le goût de la littérature » et du théâtre classique, celui des « concours d’interprétation » qui conçoivent la rhétorique, non seulement comme une lutte verbale, mais comme une danse.
Jérémie Majorel, lui, considère le théâtre de Koltès comme éthique avant tout : un lieu expérimental de rencontres déplacées et déclassées entre les êtres mais aussi entre l’ombre et la lumière, dans un hangar, ou sur un plateau nu. Ce côté expérimental rappelle la mise en scène de La Dispute de Marivaux par Chéreau qui avait ébloui Koltès en 73. Chez lui, le théâtre est perçu comme un lieu de rencontre plutôt que comme lieu de questionnement de la perception, qu’il s’agisse de Quai Ouest ou de La solitude : « Je vois votre désir comme on voit une lumière qui s’allume, à une fenêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépuscule ; je m’approche de vous comme le crépuscule approche cette première lumière, doucement, respectueusement, presque affectueusement… »
Ce ne sont pas les figures du « rapport amoureux » ou d’une « histoire de pédés » qui intéressent Koltès dans son approche de la figure complexe du deal qui permet de saisir entre les personnages, le jeu entre cynisme et affectivité :
« Le deal koltésien mesure donc le degré de résistance du commerce humain au commerce économique, son irréductibilité, il est la déconstruction de l’un par l’autre, empruntant le masque de l’ennemi pour mieux le parasiter de l’intérieur et en dérégler subtilement la logique. » Ce dérèglement obéit à la loi interne de l’asymétrie, un concept éthique. La question de la communauté est ici indissociable de celle de la solitude. Tombé au fond de la solitude de la langue, Koltès a pris conscience que cette solitude est toujours habitée par l’Autre, et nous confiait en 88 :« De toute façon, une personne ne parle jamais complètement seule : la langue existe pour et à cause de cela – on parle à quelqu’un, même quand on est seul. » Les personnages parlent beaucoup car le langage est l’instrument du théâtre. Et c’est un bonheur pour le spectateur que de voir et d’entendre le Dealer et le Client osciller entre la séparation dans la fusion et la fusion dans la séparation, suggérant un « rien » qui est tout, un « entre » complet qui installe l’être dans son existence.Le client résume : « Je ne paie le vent, l’obscurité, le rien qui est entre nous… » Plaisir du texte mais aussi plaisir du lecteur et du public que la chorégraphie de la « capoeira », un art martial noir, parachève encore.
La métaphore est non seulement politique – les noirs ne pouvaient porter d’armes -, érotique – une tension qui monte dans les préliminaires du combat –, mais poétique aussi – un art qui entretient l’espacement entre les corps et ne porte pas de coups. Cyril Desclés décèle une relation entre l’écriture du dramaturge et la pensée stratégique chinoise. Admirateur de Bruce Lee, Koltès consacre un article critique au film de Berry Gordy, Le Dernier Dragon (1985) dans lequel il reconnaît le « jeet-kune-do » (la voie du poing qui intercepte) : un art de défense arrêtant et détournant l’attaque de l’adversaire.
La Marche
est le second texte théâtral, écrit et mis en scène par Koltès en 70, avec sa troupe du Théâtre du Quai.C’est, pour Audrey Lemesle, comme une réécriture du Cantique des cantiques, une réflexion sur le désir dans la contiguïté avec le sacré. L’auteur y explore les possibilités du désir et de l’amour avant de conclure Dans la solitude des champs de coton : « Il n’y a pas d’amour. »`
Marie Hartmann s’emploie à analyser l’hypo-texte religieux qui met en question les fondements de l’ordre judéo-chrétien dans Quai Ouest. L’emprunt sert au détournement et à la subversion. Et Le Livre de Job  nourrit le thème de l’ombre et de la lumière : « Ceux-là tâtonnent en des ténèbres sans lumière, et Dieu les égare comme des ivrognes. » Koltès propose dans sa pièce des « faux » bibliques et récuse la prétention des religions à donner un sens à l’histoire des hommes : « Celle-ci ne peut être pensée que comme une recherche et un questionnement empruntant plusieurs voix. »
Enfin, Yannick Hoffert étudie les résonances et les diffractions entre Roberto Zucco et Le Jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet. Le parricide (Zucco) qui surgit lui-même comme un spectre, et l’inversion suggère un rapport de symétrie inverse entre Zucco de Koltès et Hamlet de Shakespeare.
Dans les deux pièces, on note en effet un même rapport à la violence et au meurtre, à la communauté, à l’enfermement, à la mort. Un même état de guerre mais le conflit qui dresse chacun contre chacun est partout dans Roberto Zucco :« S’il y en a un qui commence, tout le monde ici va tuer tout le monde. » La rupture avec la communauté est radicalisée pour le serial killer qui s’exclut. Les deux héros toutefois relèvent de la mélancolie et de la méditation sur la finitude de l’existence. Mais dans Roberto Zucco, nulle compensation au chaos du monde : la pièce apparaît comme le symptôme d’un monde dépourvu de discours permettant d’espérer fonder la communauté et le sens de l’existence.
Pour Yannick Hoffert encore, l’inscription d’Hamlet dans Roberto Zucco rejoint la position d’Antoine Vitez, qui affirmait que les œuvres du passé sont des  architectures brisées . Aux metteurs en scène de dévoiler le travail du temps, ce à quoi s’applique déjà l’écriture de Koltès.
On n’en finira pas de redécouvrir la subtilité du plaisir que procure ce Relire Koltès. Sa grande thèse: ne pas céder sur son désir et considérer que la principale menace qui s’exerce sur le désir est la demande : « C’est théâtralement splendide, dit Alain Badiou, dans Éloge du théâtre : le rapport théâtral entre le dealer et le client est la métaphore de quelque chose d’essentiel dans le monde contemporain. »

Véronique Hotte

Textuelles, Presses Universitaires de Provence, Aix-Marseille, 2013.  18,05€

 

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