Refuse the hour
Refuse the hour, opéra de chambre atypique et plastique de William Kentridge, Philip Miller, Dada Masilo et Catherine Meyburgh.
«Je pratique un art politique, c’est-à-dire ambigu, contradictoire, inachevé, orienté vers des fins précises : un art d’un optimisme mesuré, qui refuse le nihilisme», dit William Kentridge, plasticien sud-africain et metteur en scène d’opéras, qui a monté, entre autres Wozzeck de Berg et le Nez, de Chostakovitch.
Véritable tête chercheuse, célébré dans le monde entier, de New-York à Venise et de Sao Paulo à Kassel, exposant au Louvre et au Jeu de Paume en 2010, c’est avec une puissante force de conviction qu’il dénonce, les inégalités, mêlant texte, danse, musiques, dessins et films d’animation.
Avec Refuse the hour, on est au croisement des processus qu’il développe depuis des années : dessins au fusain qui s’effacent et qui se superposent ; singulières machines à rêves ou à musiques, élégantes sculptures posées sur le plateau ou accrochées dans les airs, avec lesquelles il dialogue ; autobiographie, sorte de portrait chinois, entre jeu de l’oie et labyrinthe aux sortilèges.
Présent sur scène et penché sur son pupitre, comme un écolier d’autrefois traçant ses pleins et ses déliés à la plume Sergent Major, Kentridge raconte une histoire de vie, la sienne, sous forme de rébus et de métaphore : «J’avais huit ans, quand mon père me raconta l’histoire de Danaé»… et l’on retrouve pêle-mêle Zeus, la gorgone Méduse et une prédiction qui se réalise, avec Persée tuant Acrisios, son grand-père ; Kentridge raconte une histoire de temps qui passe et traverse siècles et espaces, de la Grèce Antique à aujourd’hui, ce pourrait être une conférence, ou le texte d’un livre, avec arrêts sur image.
Le plasticien est aussi amoureux des mots, souvent codés et partout présents : mots à l’envers, fléchés ou mélangés ; mots de passe et jeux de mots juxtaposés comme «chapeau, carafe, panthère ou caisse à outils», chercher l’intrus ; morceaux de lettres brûlées qui volent au vent et qui forment des mots, sur écran. On en trouve aussi, éparpillés sur les murs de la scénographie, moitié salle de classe-maths ou philo–belle réalisation de Sabine Theunissen ; sur les costumes de Greta Goiris, inventifs et colorés ; et sur le mur d’images qui accompagne notre chemin initiatique, dans une conception vidéo de Kentridge lui-même et de Catherine Meyburgh. Enfin, les titres des chapitres annoncés, et surtitrés en français, renforcent le mystère de cet «Einstein on the stage»: Celui qui avait fui son destin, L’archive universelle, Studio, Eloge des horloges imparfaites, Rendez-nous notre soleil, Charon à l’horizon des événements. «Je fais refluer les mots», se plaît-il à dire.
Semblable à l’alchimiste au fond d’un cabinet de curiosités, Kentridge s’entoure de talentueux artistes : côté musique, il déconstruit Le Spectre de la Rose de Berlioz, mélodies de mort d’une nostalgie folle que Philip Miller reprend dans sa composition, signant avec Adam Howard, la co-orchestration. Trompettiste en chemise orange et pantalon rouge, Howard dirige un ensemble de six musiciens et, casque sur les oreilles, régule l’électroacoustique. Hétéroclites à souhait, ces musiciens habitent le côté cour : le tuba, en chemise verte et pantalon rouge, le violon en tablier de bistrot; trombone, pianiste et percussions, tous singuliers, font partie du chromo. Trois chanteuses au style de costume très contrasté-blouse bleue, maillot jaune et bigarrures-ont d’extraordinaires voix et une présence, chacune à sa manière, des plus décalées, et les sons se prolongent, de chambres d’écho en démultiplication, dans ces compositions élaborées. Et, quand le bandonéon se mêle au chant de l’acteur en un duo nostalgique, le temps se suspend.
La rencontre de William Kentridge avec la danseuse Dada Masilo, est aussi un point fort du projet. Elle interagit en permanence avec le plateau et l’écran, commentant de multiples sujets en un foisonnement étonnant et virtuose. Elle a travaillé, seule sur improvisations, puis, avec lui, sur les textes. Le travail chorégraphique s’appuyant sur les mots, qui, à leur tour, donnent les rythmes.
«Le corps est une horloge interne», dit Kentridge, qui cherche l’osmose entre gestes, danse et texte, incluant les silences. La fluidité des mots de l’artiste et la grâce de la danseuse se tissent, elle travaille l’arabesque et lui, le souffle. Puis il égrène le temps comme un compte à rebours : «830 tours, sept minutes 09, sept minutes 13, sept minutes 21», et écrit son manifeste : «La beauté, la vérité ; la vérité est beauté». Il la porte sur le dos et traverse des mondes, tandis que, sur écran, sa robe de journal s’envole au vent. Dada Masilo a don d’ubiquité et se dédouble, se fondant dans les dessins au fusain qui défilent à l’écran. Et quand Kentridge parle d’entropie-l’état de désordre d’un système-elle poursuit sa gestuelle, tandis qu’il répète inlassablement le même scénario, comme autant de réitérations : «Marteau n°9, casser, mettre les morceaux dans un chapeau, secouer, lire son avenir»…
Les fascinations de Kartridge qu’il fait partager au spectateur, lui donne nombre de pistes à décrypter. De nombreux thèmes traversent le spectacle de manière récurrente, avant de se sédimenter : sa passion de la cartographie comme tracés du monde, relevés et témoignages donnant une représentation cohérente du globe, avec l’atlas, version ancienne, gribouillé et déchiré.
L’idée du double sur laquelle il s’arrête, se mettant en scène, par écran interposé , avec un frère jumeau, Kentridge lui-même, recopié, l’un proposant d’attendre l’autre, pendant plus de cent ans ; ou encore sa tentative d’autoportrait, où il se représente en cafetière, dérision oblige.
La conscience du temps, traduite en sons et en images avec balancier, métronomes, respirations et régularité des machines, se succédant à l’écran, et la tentation de ralentir l’horloge, porteuse d’un ordre parfait. Un sémaphore, élégant comme une éolienne, se met en mouvement, à la manière d’une marionnette ; méridien de Greenwich et station orbitale sont au tableau, et le temps marque le pas, à la cadence militaire.
L’image, fixe ou animée, inspire aussi Kentridge : photo, ombres chinoises, pellicule et vidéo pour fixer les choses, collectionner l’instant, ou garder le temps. «La photo, une magie, non un art», disait Roland Barthes. Un défilé d’ombres découpées, à la Méliès, envahit soudainement l’écran, et se mêle aux fusains.
Enfin, la traversée des eaux noires et magiques du Styx, ou comment remonter le cours de nos vies. «Tout a-t-il disparu ? » demande-t-il, d’un air grave, même si l’univers est une prison universelle.
Images, sons et fragments, nous traversent tout au long du spectacle, en avant puis en arrière, et dans cette déconstruction savante et maîrisée, apparitions et disparitions rappellent que tout est illusion. Les choses s’effacent, se font et se défont, sur un plateau toujours en action, où tout est pertinent, sensible, intelligent, et modeste. L’image nous dévore mais ne nous sature pas, tout est justifié et s’emboîte : chant, musique, textes et images, sous la baguette d’un maître hors pair, qui décompose l’arc du temps.
Par son extravagance et son inventivité, loin des conventions et contraintes esthétiques, William Kentridge, fait penser aux dadaïstes. Comme eux, il utilise toutes sortes de matériaux et supports, travaille sur l’hétéroclite et comme eux, amène le spectateur à réfléchir sur les fondements de la société. En 1922, Tzara disait, lors d’une conférence : «Dada met une douceur artificielle sur les choses, une neige de papillons sortis du crâne d’un prestidigitateur». On pourrait aussi le dire de Kentridge, pour Refuse the hour.
Brigitte Rémer
Spectacle vu le 25 juillet, au Théâtre Ephémère du Palais-Royal, (en anglais surtitré). Un débat informel, avec William Kentridge et Dada Masilo, organisé par Paris -Quartier d’été, a suivi la représentation.