Festival d’Avignon: Todo el cielo la tierra, texte, mis en scène, scénographie et costumes d’Angélica Liddell, musique de Cho Young-Wuk, spectacle en espagnol,traduit par Christilla Vasserot, en mandarin et norvégien surtitré en français.
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon.
Sur le grand plateau de la cour du lycée Saint-Joseph, peu d’accessoires, un tumulus de terre brune avec des plantes et des arbustes bien verts, quelques tables et chaises tubulaires renversées, une estrade pour dix musiciens d’orchestre avec un beau piano à queue et, au-dessus de la scène, deux gros caïmans face à face et un autre, plus petit au milieu (merci, docteur Freud).
Trois jeunes femmes et deux hommes dont l’un est masqué. Cela commence par quelques vers de Wordsworth : « Et si rien ne peut ramener lʼheure / De la splendeur dans lʼherbe, de lʼéclat dans la fleur / Au lieu de pleurer, nous puiserons / Nos forces dans ce qui nʼest plus. »
Suivra un dialogue entre Peter et Wendy, inspiré du roman de James Matthew Narrie, Peter Pan. Et l’évocation de la tragédie de l’île norvégienne d’Utoya en Norvège quand un homme, en 80 minutes, tua un par un, il y a douze ans déjà, 69 jeunes gens…
« Ils avaient, entre 16 et 26 ans », fait dire Angélica Liddell, à un personnage, « lʼâge auquel non seulement le sexe mais aussi lʼamour physique est possible. Dès que nous naissons, notre principal objectif est sexuel. Telle est l’origine de la tristesse humaine ».
Et l’écrivaine/metteuse en scène ajoute: » Après, nous entrons dans lʼâge du ressentiment et nos maladies, notre laideur, notre insatisfaction ne peuvent être compensées que par le travail ou la reproduction, parfois par le crime. Nous sommes de plus en plus vieux, repoussants et déprimants, mais nous avons malgré tout besoin dʼêtre aimés. »
Wendy arrive ensuite à Shanghai, où un policier lui demande pourquoi elle y est venue seule. On ne comprend pas bien la relation entre ces deux univers, même si Angélica Liddell a vécu quelque temps en Chine… La mise en scène a quelque chose d’un peu poussif, comme si elle n’arrivait pas tout à fait à donner une unité de ton à ce scénario plutôt mal foutu. Même si on retrouve cette fureur et cette irrésistible envie qu’elle a, encore à 47 ans, de régler ses comptes avec la société mais aussi avec ses proches.
Et la belle Angélica qui joue dans le spectacle, dit les choses souvent de façon très crue et sans aucun état d’âme. En fait, tout au long de la pièce, et on le comprend très vite, c’est d’elle et de son corps qu’elle a envie de parler, avec des mots précis, et dans une langue remarquable: » Le plus terrible, dans la solitude, c’est qu’on ne peut pas éradiquer le désir d’être aimé. On veut être seul mais on a besoin d’être aimé. On déteste l’humanité mais on a besoin d’être aimé ». (…) « As-tu eu des rapports sexuels avec des hommes chinois? Est-il vrai qu’on t’a proposé de travailler comme prostituée à Shangai? »
On retrouve ici, mais avec parfois les thèmes des précédentes pièces d’Angélica Liddell ( voir Le théâtre du Blog), la solitude, le manque et le besoin d’amour, les relations sexuelles, l’obsession de la mort, la haine féroce des géniteurs, l’acceptation de la souffrance. Mais dans toute la première partie du spectacle, le texte, comme la mise en scène, n’a pas toujours la même virulence. On s’ennuie un peu.
Il y a ensuite l’entrée d’un orchestre classique qui va jouer une suite de sept valses de Cho Young-Wu, compositeur sud-coréen de musiques des films de Park Chan-Wook. La valse des bicyclette Forever, La Valse de la splendeur de l’herbe, La Valse de l’origine de la tristesse de l’origine de la tristesse humaine, etc… dont la metteuse en scène dit qu’elle a en eu besoin pour créer toute une dramaturgie et pour que la musique jouée par un orchestre, transforme lʼaction, et l’action transforme la musique ».
On veut bien, mais tout se passe comme si ces sept valses semblaient être un concert dans le spectacle. Du coup, le fil rouge de la pièce déjà ténu disparaît. Mais cette succession de valses, avec notamment, un danseur et une danseuse chinoise, est longue comme un jour sans pain et le public manifeste quelques signes d’impatience…
Puis, on change de registre, Angélica Liddell, reste seule, en petite robe noire et armée d’ un micro, se lance dans un performance où on la sent beaucoup plus à l’aise , criant à la face du monde ses angoisses et ses douleurs existentielles. On sent que le public, qui, peut-être, la voit pour la première fois, est fasciné par cette boule de sensibilité et d’intelligence qui déboule sur le plateau…
Le catalogue de la grande dame espagnole est fourni: coups de fatigue insurmontables, désespoirs passagers et envie de mourir, manque d’énergie pour les actes quotidiens de la vie, incapacité à être heureuse, soulagement d’être étrangère dans un pays qui n’est pas le sien, ce qui l’aide, dit-elle, à supporter le sentiment de non-appartenance à la vie, amer constat de ne plus connaître que des gens aussi âgés que soi, irréversible pourriture des relations, impossibilité pour elle de penser si on se met en même temps à aimer les gens, arrogance des soi-disant humbles et des soi-disant généreux, supplément de dignité des mères et des bigotes…
Elle se console, comme elle peut, avec « l’immense bonheur, dit-elle, de ne pas acheter de jouets à ses enfants pour Noël, de ne pas avoir leurs horribles dessins, et la satisfaction de préférer être seule, de pas avoir d’amis, de ne supporter personne et que personne ne la supporte.
Et, comme Angélica Liddell n’en est pas à une contradiction près, après avoir hurlé: » Fuck You! Mother! » , elle avoue se rendre compte qu’elle a « seulement la capacité d’aimer ». Après un dernière rasade de bière bue au goulot, et avant de revenir une nouvelle fois à ses vieux exorcismes contre la souffrance et la mort grâce au sexe: » Je m’engouffre dans les toilettes d’un grand magasin, pour me masturber, pour me faire jouir, ça me soulage, ça me fait passer la peur de la mort ». » Je ne veux pas être une de ces dames pleines d’espoir qui rêvent, qui puent la pisse mais qui gardent l’espoir, qui se frottent le vagin à la première queue venue mais qui dans le fond nourrissent d’autres espoirs, des secondes chances et autre saloperies ». Après une dernière vision obsédante des corps inertes de l’île d’Utoya , elle constate que son « corps vivant était presque mort ». Angélica Liddel dit les choses crûment, comme rarement sur une scène européenne, et avec un formidable présence. Le public est fasciné.
C’est finalement, quand elle est seule sur le plateau qu’elle réussit, enfin délivrée d’une mise en scène souvent trop approximative, à dire le mieux cette perte de la jeunesse qui l’obsède et qu’elle semble tant redouter.
Alors, à voir? Oui, malgré ces réserves (le spectacle de quelques 2h 40 sans entracte), malgré de belles images, est vraiment trop long et il faudrait qu’Angélica Liddell resserre d’urgence les boulons de toute la première partie. Mais, malgré une mauvaise sonorisation, la fin, où elle est seule en scène, est vraiment excellent; seulement voilà…Il faut la mériter.
Philippe du Vignal
Le spectacle donné du 6 au 11 juillet dans la cour du lycée Saint-Joseph, sera repris au Théâtre de l’Odéon à la rentrée et au Parvis Scène Nationale Tarbes-Pyrénées.
Texte est édité aux Solitaires intempestifs.