Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams, mise en scène de Claudia Stavisky.
La pièce se joue en un jour et en un lieu-cela n’en fait pas une tragédie classique…La famille Politt fête l’anniversaire du patriarche. Le vieux tyran est mourant et ne le sait pas, ou ne veut pas le savoir. Le champ clos, c’est la chambre-salon de Brick, le fils préféré, et de sa femme Maggie, étrange déplacement du tourbillon familial dans un lieu qui devrait être intime.
Brick non plus ne veut rien savoir, ni rien entendre, ni personne, depuis le suicide trouble de son meilleur ami trop aimé. Dans cette famille, il est le seul à avoir perdu toute vitalité. Pour Gooper, le fils aîné et sa femme prolifique Mae, le moteur, c’est l’argent : on ne va pas laisser le domaine à cet ivrogne et à cette Maggie incapable de lui donner un descendant-dont il ne veut pas-. Pour Maggie, c’est la sécurité qu’elle a gagnée (« J’ai été pauvre »), et l’amour et le désir auxquels elle s’accroche : aime-moi, aime-moi, aime-moi, clame-t-elle sur tous les tons. Comme “grand-maman“, piétinée par le patriarche, et obstinée jusqu’au sublime à affirmer qu’ils sont un vrai couple, qu’ils s’aiment, encore et encore. Naturellement, Mae et Gooper envoient leur tribu d’enfants cajoler “grand-père“, et Maggie vient jouer avec lui de son charme, le tout sur fond d’espionnage -dans la grande maison familiale, on écoute aux portes et on s’en vante-, d’insultes grandioses, de vérités inaudibles, et de paroles définitives, si possible blessantes.
La pièce s’ouvre et se referme sur l’impossible intimité du couple Brick-Maggie. À la présence forte et muette de Philippe Awat, Laure Marsac oppose une belle et charmante Maggie, mais qui manque de corps, comme on le dirait d’un vin. Ce “corps“ vient peu à peu, au fil de la pièce, jusqu’à la scène finale où rien n’est changé, et où tout a changé, parce que les choses ont été dites, en particulier l’homosexualité honteuse de Brick.
Mais s’il y a un impossible, c’est le couple. Christiane Cohendy donne toute sa gaîté désespérée à cette “grand-mère“ renversée par l’averse d’insultes de son époux, et se relevant toujours, faisant vérité du mensonge de l’amour. Clotilde Mollet pousse devant elle la marmaille de Mae–plus besoin de faire couple avec Gooper, Stéphane Olivié-Bisson- avec une brutalité clownesque. Le vrai couple, jusqu’à frôler l’inceste, c’est celui formé par le père (Alain Pralon, superbe de présence et d’ambiguïté) et son fils cadet, le préféré. L’amour-destructeur-ne se commande pas.
Claudia Stavisky met en scène ce moment précis avec un audacieux contrepoint : à l’arrière-plan, les enfants jouent à se chevaucher… Avec cette vision atroce du couple et de la famille délétère, on pense à l’Ibsen des Revenants, à Strindberg. Tennessee Williams y ajoute ses obsessions : la virilité noyée dans le whisky du jeune homme se survivant à lui-même (comme le Tyrone d’Une lune pour les déshérités), la moiteur –celle-ci manque à la représentation-, la sueur des corps remplis de désirs plus ou moins monstrueux.
Dans la scène-clé entre père et fils, on retrouve, en motif secondaire, l’image de cauchemar qui clôt Soudain l’été dernier avec des meutes d’enfants pauvres et nus se jetant sur l’homme riche qui passe. La poésie de Tennessee Williams se nourrit de ces visions paroxystiques, associées à une vision sardonique de la société : les enfants gâtés de Mae et Gooper sont eux aussi, après tout, de monstrueux jeunes chiens, et la violence familiale rejoint celle des cannibales, avec le bâillon de l’hypocrisie en plus. Et la vérité n’y peut rien : le mensonge, à soi-même d’abord, est sans fond.
On pouvait s’étonner du choix de cette pièce de théâtre intime pour le plein air de Grignan. Ça marche, et peut-être mieux encore que dans un théâtre à l’italienne : la scène ronde, élisabéthaine, « entre » dans le public, nous pousse précisément dans l’intimité de la famille Politt. Le plein air est affronté, non sans humour, avec les roulements de l’orage familial, métaphore de celui, bien réel, qui menace la représentation elle-même.
Saluons ici le remarquable travail du son, qui donne sa profondeur de champ à la pièce. L’autre pari est tenu avec non moins de culot : un feu d’artifice frontal (pour la fête du patriarche) illumine le célèbre façade, en une fausse apothéose intempestive et dérisoire. Cette Chatte sur un toit brûlant est d’une incroyable richesse, avec ce roman familial de tous les excès mais mis en scène avec sobriété.
Il y a une telle énergie dans cette écriture, y compris celle du désespoir, qu’on en sort secoué, même sous le plus beau ciel du monde.
Christine Friedel
Fêtes nocturnes, Château de Grignan, (Drôme) jusqu’au 24 août.T. : 04 75 91 83 65.