Au Monde, texte et mise en scène de Joël Pommerat.
La pièce, comme Les Marchands qui va aussi être sur cette même scène ce mercredi, » ne sont ni des reprises, dit Pommerat ni des re-créations mais deux spectacles que nous réveillons ». Au monde avait été créé au Théâtre National de Strasbourg en 2004 puis accueilli au Paris-Villette par Patrick Gufflet, brutalement remercié par la mairie de Paris au printemps dernier. Au Monde avait aussi révélé au grand public Joël Pommerat dont l’écriture scénique, le jeu très physique des acteurs et l’espace scénographique bouleversait alors la dramaturgie contemporain. Mais depuis notre regard, et c’est normal, s’est sans doute aussi modifié.
Neuf ans plus tard, La Réunification des deux Corées a consacré Joël Pommerat ( voir Le Théâtre du Blog) comme l’auteur/metteur en scène, artiste associé au Théâtre national-Bruxelles, le plus connu et le plus respecté dans l’hexagone mais aussi à l’étranger. Avec, sans cesse, plusieurs de ses spectacles à l’affiche un peu partout.
Pour Au Monde, le cadre de scène doré de l’Odéon a été recouvert de tissu noir comme dans la salle, les places de côté condamnées, et on retrouve cette scène au sol et aux murs noirs, avec, juste une barre verticale de lumière blanche presque éblouissante dans la pénombre où il a juste une longue table, perpendiculaire au bord de scène et recouverte d’une nappe blanche. Et cinq chaises, noires aussi bien entendu comme la plupart des costumes .
Cela fait de cet ensemble scénographique une remarquable installation d’art minimal (on pense à la fois aux volumes stricts de Don Judd et de Sol Lewit, et aux barres lumineuses de Dan Flavin)-et un cadre exemplaire pour une intrigue réduite à sa plus simple expression. Cela se passe dans une famille de la grande bourgeoisie dont les protagonistes sont d’abord: le père qui va venir s’asseoir au bout de la table. Il a quelque 80 ans et a tenu d’une main sûre un ensemble de sociétés d’armement mais, âgé, il voudrait en confier maintenant la direction à Ori, son plus jeune fils, officier supérieur comme en atteste son uniforme aux nombreuses barrettes. Il veut quitter définitivement l’armée mais rechigne à assumer les responsabilités de son père, ce qu’il finira par accepter.
Il y a aussi dans cet espace indéterminé son fils aîné mais aussi sa fille aînée qui est enceinte, et son mari, et sa seconde fille, présentatrice vedette à la télévision et la plus jeune. Mais aussi une curieuse personne, une jeune femme qui a été embauchée par la fille aînée sans en avoir parlé à ses frère et sœurs qui le lui reprocheront ; elle parle une langue inconnue et n’a pas de fonction précise dans la maison.
Vivent-ils tous ensemble? On peut le supposer mais, comme chez Pommerat,les identités comme les faits sont le plus souvent étranges et semblent appartenir au domaine du rêve. Ce qui fait la force et en même temps la faiblesse de ces personnages hors du commun qui se parlent sans vraiment entrer en relation avec l’autre. Dans Au monde, on parle, on parle même beaucoup… Et on évoque ainsi le problème du travail dans la société contemporaine: « Le travail n’existera plus ». Mais, comme le dit Pommerat, ce n’est pas une pièce sur la famille en particulier, pilier de notre système économique, social, politique et sur son rapport au monde qui l’entoure » .
Le langage est parfois très cru comme dans La Réunification des deux Corées: « J’aimerais être une pute, une grosse pute, »dit l’une des sœurs. Nombre de ces conversations/soliloques, avec des conversations/considérations sur la philosophie de l’existence ont lieu devant un écran de télévision face public suggéré par une lumière blanche et surtout par une bande-son parodique de grande qualité signée François Leymarie.Est-ce la nuit, est-ce le jour, on ne sait plus trop, emmenés que nous sommes dans un parcours onirique, chargé d’angoisses et de doutes où la position du corps de chacun des personnages en dit long sur son identité. On ne sait pas non plus toujours très bien qui parle dans cette pénombre permanente, de l’un ou l’autre de ces frères, beau-frère et sœurs. Comme si Joël Pommerat voulait encore un peu mieux brouiller les cartes?
Et cela fonctionne? Aux meilleurs moments, oui; la mise en scène, comme toujours chez lui, est d’une rigueur absolue, les acteurs (les mêmes qu’à la création, sauf trois dont le remarquable Philippe Lehembre, disparu l’an passé, qui jouait le père et auquel sont dédiées ces représentations) Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Lionel Codino, Angelo Dello Spedale, Roland Monod, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, David Sighicelli) sont tous impeccables, la scénographie épurée, et les lumières d’Eric Soyer son vieux complice, d’une grande sensibilité, les costumes de Marguerite Bordat, l’univers sonore de François Leymarie, en parfaite adéquation avec cette intrigue où le malaise des personnages est palpable. Tout le théâtre contemporain, y compris maintenant celui du théâtre de rue!-sans doute influencé par les émissions de télévision-souffre de cette utilisation de micros HF, mais, pour une fois, la légère amplification des voix, comme parfois celui des pas sur le sol, est tout à fait justifiée.
Mais on peut se demander si, à la création d’Au monde, nous n’avions pas été d’abord et surtout bluffés et séduits par lcet exercice de haute virutosité: lamise en scène de Pommerat, la scénographie d’Eric Soyer, et ces fameuses séquences rythmées par des noirs qui sont un peu comme sa signature; quelque neuf ans plus tard, on se dit que cette grande virtuosité de la mise en scène a pu faire oublier les faiblesses du texte.
Les personnages ne sont pas vraiment au centre de la pièce, ce qui n’est en rien gênant, au contraire mais on a du mal à saisir ce que Pommerat voudrait mettre en valeur, à savoir l’écart entre les idéaux et leur vie au quotidien, entre la réalité et la perception qu’ils ont du monde, et « la contradiction entre leurs convictions et leur implication dans un système qui va à l’encontre de leurs convictions ». Mais on a l’impression toujours gênante au théâtre de n’être nullement concerné par ce qui est énoncé sur le plateau…
Et dès le début, le spectacle, malgré encore une fois toute sa rigueur, et sa grande qualité plastique, a donc quelque mal à décoller. Dans une salle qui n’est sans doute pas vraiment faite pour ce type de spectacle! On ne dira jamais assez l’importance de la scénographie dans le théâtre contemporain et un spectacle de Pommerat a besoin de plus de proximité, de plus d’obscénité au sens, bien sûr, étymologique du mot.
Les Ateliers Berthier, où il a créé plusieurs de ses spectacles conviennent bien mieux à son univers. Ici, dans cette salle à l’italienne, il y a un manque évident de connivence entre les personnages et le public, et on s’ennuie un peu. Quelques rares spectateurs déçus s’en vont- ce qui ne prouve rien mais les applaudissements sont à la fin bien peu chaleureux.
Pommerat a sans doute raison: les premières représentations d’un spectacle-on le sait depuis longtemps-ont souvent quelque chose d’assez « raide et d’appliqué » et manquent de « grâce et d’intelligence ». Cet Au monde, « réveillé » se montre assez décevant; il se bonifiera sans doute mais il n’est pas si sûr que, même à coups de petits réglages et de modifications, que le texte en sorte valorisé .
Alors à voir? Si vous n’avez jamais encore vu un spectacle de Pommerat, ce n’est peut-être pas dans les urgences et mieux vaudra attendre Les Marchands, dont on vous reparlera.
Philippe du Vignal
En alternance avec Les Marchands au Théâtre de l’Odéon à Paris jusqu’au19 octobreet au Théâtre National de Bruxelles T: 32 (2) 203 53 32 du 28 janvier au 2 févrieret à la Criée, Théâtre National de Marseille, en collaboration avec le Merlan, Scène nationale T04-91-54-70 du 18 au 21 février.