La vie est une géniale improvisation
La vie est une géniale improvisation, d’après Une vie en toutes lettres, correspondance entre Vladimir et Louis Beauduc, adaptation et mise en scène de Bruno Abraham-Kremer et Corine Juresco.
C’est une adaptation libre, interprétée par Bruno Abraham-Kremer, de la correspondance échangée entre le philosophe Vladimir Jankélévitch et son ami Louis Beauduc. Les deux hommes s’étaient rencontrés à l’Ecole Normale Supérieure où ils ont construit une belle amitié qui s’exprimera pendant soixante ans. Jankélévitch est reçu premier à l’agrégation de philo, Beauduc le suit, à la seconde place.
Séduit par le philosophe, né en 1903 dans une famille d’intellectuels russes qui a fui les pogroms et s’est installée en France, Bruno Abraham-Kremer décide de faire un spectacle de cet échange épistolaire : «Je retrouve ce que j’aime passionnément dans l’être humain, une adéquation parfaite entre les idées et les actes, une pensée en mouvement, une vitalité, un humour, une liberté de penser le monde sans préjugés, refusant toutes les chapelles intellectuelles de son temps. Un appel à notre intelligence, une invitation à devenir l’acteur de notre vie, à ne jamais désespérer de l’homme».
Seul en scène, il «habite» les lettres de Jankélévitch qu’il enchaîne les unes aux autres tissant ainsi le tracé de sa vie, de l’Institut français de Prague entre 27 et 32, aux différentes écoles et universités où il enseigne, en France, jusqu’en 39. Il entre ensuite dans la clandestinité à Toulouse, puis s’engage dans la résistance. Pendant la guerre, l’échange de lettres continue, mais il ne les signe pas pour ne pas compromettre son ami. Résistant et juif, il est donc doublement exposé; son appartement est d’ailleurs pillé en 40, et sa bibliothèque détruite.
Après l’exil et la guerre, il reprend son enseignement à l’Université de Lille, puis, pendant près de trente ans à la Sorbonne, où il est titulaire de la chaire de philosophie morale; il y marquera, par sa personnalité autant que par son enseignement, des générations d’étudiants.
Il sera toute sa vie un philosophe engagé dans tous les combats du siècle, et s’interrogera sur la métaphysique, la morale, la transcendance, la mort, le mal et le pardon. En 49, il publie son immense Traité des vertus, (mille deux cents feuillets), et en 60, Le Pur et l’Impur, et bien d’autres ouvrages.
Il écrira beaucoup sur la musique et notamment sur le répertoire de piano dont quelques moments musicaux filtrert dans le spectacle, et sur la musicologie, situant sa réflexion entre philosophie et esthétique. «La philosophie est comme la musique, qui existe si peu, dont on se passe si facilement : sans elle, il manquerait quelque chose, bien qu’on ne puisse dire quoi. On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, mais comme on peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien».
Après la guerre, il cherche le calme et s’installe 1 Quai aux fleurs, où il vécut jusqu’à sa mort, en 85. On trouve son acte de foi, sur une plaque apposée sur l’immeuble, tiré de L’Irréversible et la Nostalgie : «Celui qui a été, ne peut plus désormais ne pas avoir été ; désormais, ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu, est son viatique pour l’éternité».
Les lettres ne disent que peu de choses sur sa vie personnelle : un mariage avec une praguoise, puis un second, tardivement, à Alger et la naissance de sa fille, Sophie, en 54. Il est très éprouvé par la mort de sa mère, Lucie, en 51, elle-même philosophe, qui avait eu Bergson pour professeur et avait soutenu une thèse sur Novalis.
La parole de Jankélévitch, pour qui l’amitié avec Louis Beauduc jusqu’à sa mort en 80, est un moteur, guide le spectacle. Au début de la représentation, la salle reste éclairée, et on se croirait étudiant dans un amphi de la Sorbonne mais ce n’est jamais ennuyeux.
A mi-spectacle, la lumière de la salle s’estompe et une demi-pénombre s’installe sur le plateau. Tout est sobriété et vérité, nul besoin d’artifice. Un bureau, une chaise, un renfoncement d’où seront lues les lettres de guerre, le dehors et le dedans. Nous marchons dans les pas et les pensées du philosophe, qui n’est d’aucune chapelle et travaille sur l’existence de la conscience dans le temps; la traversée est forte, elle donne le mouvement de la pensée.
Il ne s’agit pas d’un spectacle au sens classique du terme mais d’une lecture, mise en scène et incarnée par Bruno Abraham-Kremer, chef d’orchestre quand il pilote, du plateau, la bande-son qui fait entendre la voix de Jankélévitch, à la parole aiguë et nerveuse, quelques sons et morceaux de musique, dans une création sonore de Medhi Ahoudig.
Hanté jusqu’à la fin de sa vie par la notion de pardon, Jankélévitch nous travaille. Pour lui, «le pardon est mort dans les camps de la mort» et la fin du spectacle relate l’approche complexe d’un jeune étudiant allemand qui souhaitait le rencontrer, avec son silence en réponse. Cette rencontre aura finalement lieu, en 81, véritable collision entre la vie et la mort.
Le titre et c’est dommage, n’est pas à l’image du spectacle, même s’il s’inspire de la parole de Jankélévitch, qui disait : «La liberté est une géniale improvisation». Mais cette leçon d’humanité vaut d’être entendue.
Brigitte Rémer
Théâtre des Mathurins, 36 rue des Mathurins. 75008. Du mardi au vendredi à 21h, le samedi à 17h. Tél : 01-42-65-90-00, theatredesmathurins.com; theatredelinvisible.com