Les invisibles

Les Invisibles, quête initiatique entre songe et réalité, texte et mise en scène de Nasser Djemaï.

Les invisibles photo_invisibles_delacroixphilippe_034On les appelle les chibanis, ils ont les cheveux blancs et un parcours courageux, chaotique. Ils ont gardé dignité et humour malgré des années de labeur passées en France, déracinés et peu considérés. Ils venaient de l’autre côté de la Méditerranée, d’Algérie. Les années ont passé, ils sont à la retraite, obligés pour percevoir leurs droits de rester six mois par an sur le territoire français, presque oubliés de leur propre famille restée au pays. Coincés dans un foyer Sonacotra dont ils ne veulent plus bouger, il leur reste la solidarité et l’humour du désespoir, qu’ils nous font partager.
Le scénario nous emmène au pays des désillusions, avec Martin (David Arribe), jeune adulte qui, après la mort de sa mère, Louise, (Chantal Mutel, sur écran), part à la recherche d’un père dont elle ne lui a jamais parlé et qu’il va reconnaître dans ce foyer. Il s’invente une identité. «On est tous pareils ici, travailleurs, émigrés, tolérés», lui dit-on pour le calmer. Et cela lui renvoie la dureté d’une vie d’immigré. «C’est l’incendie à l’intérieur», dit Martin, jusqu’au délire, tandis que par moments défilent des images en fond de scène, images de la mémoire, référence au pays (création vidéo de Quentin Descourtis).
Dans ce chœur d’hommes éprouvés où chacun se raconte, El Hadj s’est absenté du monde (Azzedine Bouyad), témoin muet assisté par les autres qui, quotidiennement, le prennent en charge. Et que fait-on dans un Sonacotra ? On joue aux dominos sur la table en formica, on règle les problèmes de papiers, on va à la mosquée, on s’occupe d’envoyer de l’argent, ou de prendre une bonne assurance obsèques pour enfin, les pieds devant, rentrer au pays et appartenir à la terre qu’on a, dans sa tête, jamais quittée. Papiers, santé, mosquée, sont les leitmotiv des journées.
C’est un conte philosophique cruel, qui nous tend un miroir, des histoires de vie brisées, discrètement pudiques, sans agressivité, un exemple noir de l’exploitation de l’homme par l’homme. L’autre, au visage buriné comme un paysan ou un pêcheur, ces travailleurs des intempéries, était là pour trimer. Ouvriers de toutes spécialités, ils ont asphalté les routes et construit les HLM et n’existaient que comme travailleurs. Quand leur valeur travail, avec l’âge, s’est effacée, ils sont devenus invisibles, on les a oubliés. Ils s’appellent Majid (Angelo Aybar), Hamid (Azize Kabouche), Shériff (Kader Kada) et Driss (Lounès Tazaïrt).
Travailler en France, ou partir pour l’enfer, toute utopie s’arrêtait net à l’arrivée. «J’ai le mauvais œil» dit l’un. «Il n’y a que la parole pour remonter à la surface» dit l’autre. Et chacun d’assurer les gestes de la vie quotidienne : repassage, rasage, jeu, courses et discussions. La solitude, vive, l’été incertain, au bled où on ne vous attend plus ; le mariage d’une fille où, faute de moyens, vous ne pouvez aller ; l’enfant au pays qui meurt de l’abandon ; les gestes symboliques, comme ce couteau qui se transmet de génération en génération ; le mépris de l’ancien combattant de l’armée française, montré du doigt ici comme là-bas. Comment parler, comment se retrouver ?
Assis sur un banc, au soleil, (la scénographie est de Michel Gueldry), ils ont encore la force de railler et rient de ce qu’ils étaient, cheveux enduits de gomina ou d’huile d’olive. Ils regardent la rue et la commentent : «Les jeunes, ils devraient bien aller faire un stage au bled» ! Ils refusent la maison de retraite, nulle envie de bouger, plutôt se tenir chaud ensemble, avec les habitudes, les amis, les rituels, même si la chambre ne fait que 5 m2.
«On a construit des logements pour les autres. Toute la vie, on a été invisibles. Toute la vie ils ont menti : sur la guerre, sur le logement, sur la retraite». Cette quête initiatique, plus proche de la réalité que de la fiction, est magnifiquement interprétée par des comédiens à la présence magnétique. Leurs personnages, complices et fraternels, sont porteurs d’une grande humanité. La fin du spectacle est belle, quand Martin ayant reconnu son père, peut partir et marque son appartenance d’homme algérien, par une accolade à chacun : il fait enfin partie des leurs.
Le voyage est éprouvant, dans son écriture et sa représentation simples, mais si efficaces. Chapeau bas à Nasser Djemaï de s‘être aventuré sur ces chemins d’ombre, en collectant la parole des chibanis dans les cafés sociaux et les foyers près des mosquées, un pas vers la réhabilitation de ces travailleurs oubliés qui ont bâti notre pays de l’après-guerre, dans ces années ironiquement intitulées les trente glorieuses.

Brigitte Rémer

Théâtre 13/jardin, 103 A Boulevard Auguste Blanqui. 75013. Métro Glacière. Tél : 01-45-88-62-22. Mardi, jeudi et samedi à 19h30, mercredi et vendredi à 20h30, dimanche à 15h30, jusqu’au 20 octobre, puis en tournée en France jusqu’en mai 2014 (dont à : Lyon/Théâtre de la Croix Rousse, du 23 au 26 octobre, Nantes/Le Grand T, du 21 au 30 janvier, Ivry/TQI, du 6 au 16 mars).

 

photos jointes

Mention : Philippe Delacroix


Archive pour 20 septembre, 2013

Les Marchands de Joël Pommerat

Les Marchands de Joël Pommerat les_marchands-1

Les Marchands, texte et mise en scène de Joël Pommerat.

Le cadre de scène noir est le même que pour Au monde (voir Le Théâtre du Blog); cette fois, le sol est gris et il y a juste une table et deux chaises avec siège et dossier en stratifié et pieds en inox des années cinquante, un poste de télévision ventru puis une sorte de comptoir de bar incolore. Deux jeunes sont femmes assises. Eclairage limité  à une seule ampoule sous abat-jour métallique.
On entend la  voix  off  d’une narratrice (Agnès Berthon) que l’on retrouvera tout au long de la pièce, comme une sorte de fil rouge. Elle dit simplement: « La voix que vous entendez en ce moment, c’est ma voix. […] C’est moi que vous voyez là, voilà,  c’est moi qui me lève, c’est moi qui vais parler… […] J’étais son amie à elle, elle que vous voyez là, assise à côté de moi ». Nous la verrons ensuite parfois sur scène: elle porte un corset orthopédique, à cause d’un corps cassé par de longues années de travail chez  Norsilor. Mais il y a eu une explosion et l’usine d’armement est menacée de fermeture, avec, à la clé, des centaines d’emplois  supprimés. Elle raconte de façon assez naïve, comme au second degré- et c’est en est encore plus fort- la vie de son amie au chômage.
Comme les autres ouvriers, elle  n’a pas grand chose dans sa pauvre vie, sinon son travail. Et le chômage qui semble inévitable signifie pour eux tous une perte absolue d’identité.
Le spectacle est constitué d’une suite de courtes scènes où les autres personnages, souvent en ombre chinoise, commentent avec quelques paroles généralement inaudibles, ce que dit la narratrice d’une voix un peu lasse et le plus souvent monocorde.
Mais leur jeu, loin d’être illustratif, est en décalage avec ce qu’elle dit.
Notamment quand elle nous raconte cette lamentable histoire d’une jeune femme qui a poussé une première fois son petit garçon du haut d’un balcon. Il a échappé par miracle à la mort.

C’est sans doute une façon pour elle de dire sa vérité à la société qui l’entoure, en proclamant  le scandale de cette fermeture d’usine. Et sa seconde tentative pour tuer son enfant sera la bonne: l’enfant mourra. Mais devant ce qui s’apparente à un sacrifice humain, la Direction de l’usine renoncera à son projet de fermeture. Dans cette fable sur le monde du travail,  la dernière phrase est des plus explicites: « Est-ce donc le travail qui nous lie ainsi si fortement? » C’est en effet le seul effet positif de la maltraitance cyniquement imposée par le capitalisme. Joël Pommerat sait comme personne dire cette identité commune, quand il ne saurait être question d’investissement personnel: ici les tâches répétitives et ingrates exigent du corps, un effort permanent dont on n’a guère idée quand on n’y a pas été soumis. Il a mis en scène de façon exemplaire cette souffrance physique- mais aussi psychique! Avec inévitablement une certaine dépossession de soi chez les ouvriers aux travail dans cette séquence qui revient plusieurs fois. On les voit sur une chaîne de montage figurée par une poutre éclairée et  par un vacarme de tôles embouties.

La mise en scène est d’une grande intelligence et jusqu’à la fin, garde toute son unité. Avec une direction d’acteurs exceptionnelle et un vocabulaire scénique très maîtrisé, que ce soit la scénographie et les lumières d’Eric Soyer, les costumes d’Isabelle Deffin et la bande-son admirablement construite de François et Grégoire Leymarie. Tout ici est d’une rare virtuosité, mais jamais gratuit, que ce soit dans les bruitages ou les chansons populaires comme L’Amour est un bouquet de violettes de Francis Lopez chantée par Luis Mariano,  ou une mélodie de Georges Delerue. On retrouve les mêmes acteurs que dans Au monde, sauf Roland Monod  et Murielle Martinelli joue l’enfant.

Le  spectacle, créé il y a sept ans, n’a pas une ride. Une petite réserve? Oui, encore une fois, comme pour Au Monde, l’autre spectacle de Joël Pommerat ici présenté,  l’Odéon ne parait pas être le cadre le plus adapté mais bon, on ne va pas faire la fine bouche et comme pour Au Monde, il faut aussi laisser le temps à cette re-création de s’installer. En tout cas, ne la ratez pas. C’est, sans aucun doute, l’un des meilleurs spectacles de cette saison.

Philippe du Vignal

Jusqu’au 19 octobre, Théâtre de l’Odéon, Place de l’Odéon, Paris (VI ème), en alternance avec Au Monde.

L’Anniversaire

L’Anniversaire d’Harold Pinter, traduction d’Eric Kahane, mise en scène de Claude Mouriéras.

L'Anniversaire pinter« - C’est toi ? -Oui c’est moi…  etc. » , histoire de parler sans avoir rien à dire. Quoi de plus banal et risible que le dialogue qui s’instaure d’entrée de jeu entre Peter et Meg, un couple qui sonne creux. Ils vivent dans une petite maison au bord de la mer où ils accueillent épisodiquement des pensionnaires.
Stanley, leur unique client, soit-disant pianiste au chômage, s’est incrusté chez eux et a  une liaison avec  Meg. Arrivent deux visiteurs aux intentions obscures, en rapport (ou non) avec le passé opaque de  Stanley.
Ils vont organiser avec Meg l’anniversaire de ce dernier; mais est-ce bien le jour de son anniversaire? La fête tourne alors à un jeu de massacre orchestré par les nouveaux venus,  sans qu’on comprenne bien pourquoi ils déchaînent leur violence contre Stanley.
Il ne faut pas compter sur  les mots pour dévoiler la psychologie des protagonistes ou motiver leur comportement. Les dialogues lapidaires n’explicitent rien, mais, au contraire,  embrouillent tout dans un flot de paroles cinglantes, de questions qui restent souvent sans réponse. Le langage se contente alors d’être une machine à jouer, à incarner
dans toute leur brutalité les personnages, lâchés dans l’arène par l’auteur qui n’a jamais voulu donner d’explications sur eux. « Le langage, en art, demeure une affaire extrêmement ambigüe, des sables mouvants », rappelait  Pinter, à la conférence qu’il prononça, à l’occasion de la remise de son prix Nobel de littérature en 2005.
Séduit par  l’énigme de l’Anniversaire, le cinéaste qu’est Claude Mouriéras*  a tout de suite pensé à Hitchcock, au point de situer ce huis-clos dans un duplex new-yorkais des années 80, avec cuisine américaine clean et chambres à hauteur des cintres (la part cachée des choses)
Dans un décor sobre , la pièce se déroule comme dans un long plan séquence, avec des actions parfois simultanées. Pas de  fioritures de mise en scène ni de  pédagogie : les comédiens adoptent un jeu dépouillé, comme au cinéma. Nicolas Lormeau campe un mari indifférent qui ne veut surtout rien savoir. Un Monsieur tout le monde aveugle aux horreurs qui se déroulent à son nez et à sa barbe, de même que son épouse, Céline Brune en femme au foyer  vieillissante.  » Vieux crouton racorni », « Vieux sac à linge succulent » , lui lance à l’occasion Jérémy Lopez en Stanley dépressif et traîne-savate. Nazim Boudjenah et Eric Génovèse interprètent un duo de « tontons flingueurs »,  cyniques et goguenards.
L’Anniversaire
est la deuxième pièce de Pinter. Ecrite en 1958, elle fut rejetée par la critique à sa création avant de connaître un succès mondial, quand elle fut reprise en 1964 après Le Gardien et Le Retour.  Elle porte déjà en germe le  » théâtre de la menace » :  comme on qualifie souvent l’œuvre de Pinter car  s’y exprime la banalité du mal, la violence latente qui mène au totalitarisme. Mais il appartient au spectateur de se frayer son propre parcours dans les méandres d’une intrigue opaque. C’est un plaisir qui le conduit insidieusement au cœur des turpitudes dont les hommes  sont capables. Du grand art dramatique !
. »Chez Pinter il vaut mieux rire au début car, à la fin en général,  ça se gâte », avait prévenu le metteur en scène.

Mireille Davidovici

Théâtre du Vieux-Colombier jusqu’au 24 octobre.

* Des films de Claude Mouriéras seront projetés au Vieux-Colombier et à la  Salle Richelieu.  (voir programme /www.comedie-francaise.fr)

DAROU L ISLAM |
ENSEMBLE ET DROIT |
Faut-il considérer internet... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Le blogue a Voliere
| Cévennes : Chantiers 2013
| Centenaire de l'Ecole Privé...