Duras, la vie qui va
Duras, la vie qui va, textes de Marguerite Duras, adaptation et mise en scène de Claire Deluca et Jean-Marie Lehec.
C’est une rencontre entre deux personnages tombés de nulle part, sur fond de pépiements d’oiseaux et silhouettes d’arbres miniatures au lointain.
Elle (Claire Deluca), promène Zigou, son chien, et Lui (Jean-Marie Lehec), en panne d’essence depuis deux ans, son bidon troué. Sommes-nous dans un square, dans la rue, ou dans un service psychiatrique ? Ils se rencontrent, ils se racontent, aussi décalés l’un que l’autre.
Elle, a un mari de cent ans, tombé dans le canal de la Marne au Rhin, et un jeune livreur qui lui tourne autour. Lui, sept enfants en bas âge et du temps à ne savoir qu’en faire, bibliothécaire à la Mazarine, il parle de sa femme, légale et sexy, et d’une Mercedes-Benz.
Langage codé, phrases en suspens, jeux de mots et de situations, philosophie de trottoir… Chacun imagine et s’invente. Elle, pleine de bon sens et d’évidence, qui eut un lion comme animal de compagnie. Lui, dépassé mais de bonne volonté, qui dit visser des boulons dans sa tête, jusqu’à en devenir fou. Ils sont hors du temps et des limites, et la balle est toujours hors jeu.
Il y a de la dérive, de l’absurde, de la poésie et de l’ironie. Il y a de l’affabulation et de la compétition, de la surenchère. Il y a deux paumés, clowns tragiques dans un cercle de craie «cocassien» qui fait référence à la piste et au burlesque. Il y a l’oiseau perturbateur «Allo-allo c’est moi» ! le grand vent qui casse, comme du verre, la tête de la femme, les choses que l’on croit avoir dit, alors qu’il n’en est rien.
Les textes sont issus de différentes œuvres de Marguerite Duras, et Claire Deluca n’en est pas à son coup d’essai. Depuis 65, l’écrivaine l’accompagne, et elle a, cette année-là, joué Les Eaux et forêts et La Musica au Théâtre Mouffetard, puis au Studio des Champs-Élysées.
Aujourd’hui, les deux adaptateurs et metteurs en scène, qui ont présenté en 2011, Le Shaga, à l’Athénée-Louis Jouvet, puisent dans toutes les époques de l’œuvre et tous les styles, du récit au théâtre : Les Eaux et Forêts où se croisent trois personnages sur un passage clouté et où Zigou entre en piste ; Le Shaga, une pièce sur le langage (1968) , avec jeux de mots et invention d’une langue, où une femme se met soudain à parler, un matin, en se réveillant. Les Yeux verts, extraits compulsifs édités en 80 dans Les Cahiers du Cinéma, avec la complicité de Serge Daney ; La Vie matérielle où, en 87, Duras tente d’expliquer son rapport à l’alcool. Il y a aussi (1993) Le Monde extérieur, qui réunit articles de journaux, préfaces, lettres et textes publiés ou non ; enfin Ecrire, en 93 aussi, où Marguerite Duras dit: « Il faut «écrire pour écrire, pas pour ce qu’on écrit et que l’écriture est ce qui permet de ne pas sombrer dans la folie».
Comédie ou tragédie, cette compilation tissée de dérision et de provocation, conversation loufoque et huis-clos de fantaisie? La forme est ici minimaliste, mais va, comme la vie. Marguerite Duras disait, lors d’une séance de travail enregistrée par Claire Deluca en 67 : «Ce sont des gens qui parlent et que la parole entraîne. Qu’est-ce qu’ils ont en commun ? Une certaine folie. Leur mystère, c’est cette faculté fantastique de fabulation. Il y a là-dedans une gaîté essentielle, un pessimisme très joyeux. Un pessimisme qui a le fou rire, si vous voulez. Au fond de tout cela, bien sûr, il y a une intuition de l’absurdité…»
On est au cœur de l’absurde et de la subversion où tout est dans le déséquilibre des mots et les comédiens savent en jouer. De facture classique et sans surprise, le duo sert ce texte comme deux instrumentistes au bord d’un trottoir, laissant à Duras toujours le dernier mot.
Brigitte Rémer
Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 Bd du Montparnasse, 75006. Tél : 01-45-44-50-21, du mardi au samedi, à 19h30, le dimanche à 15h30, jusqu’au 10 novembre.