Perturbation
Perturbation, d’après le roman de Thomas Bernhard, traduction du texte original de Bernard Kreiss, adaptation de Krystian Lupa et de l’équipe artistique, mise en scène de Krystian Lupa.
Perturbation (1967) est le deuxième roman de Thomas Bernhard qui avait trente-six ans et allait être opéré des graves lésions au poumon dont il mourra en 89. Le spectacle est fondé sur le récit d’une journée de consultations d’un médecin de campagne en Autriche qui se finira à Hochgobernitz, où vit le Prince Saurau avec ses deux filles et ses deux sœurs. Il a aussi un fils étudiant à Londres dont la mère est morte. Le roman participe plutôt de longs monologues, en particulier celui du prince Saurau, qui, comme l’auteur, voue une haine radicale à son pays.
Krystian Lupa a toujours été attentif aux perturbations du corps et de l’esprit comme ceux de ces malades que l’on voit ici, proches de nous dans l’intimité de leur petite chambre. Et il a conçu la dramaturgie, la mise en scène mais aussi la scénographie et les lumières exemplaires de ce spectacle. Avec une extrême rigueur: « J’aime la règle qui corrige l’émotion disait Braque » *.Lupa a conçu deux univers; l’un, très réaliste jusque dans le moindre détail, avec quelques petits meubles et bibelots anciens. Et le mur de la chambre à la surface triangulaire est identique, mais le papier peint est intact ou abîmé (mais pas de la même façon) selon les patients, et un univers fantastique/fantasmé comme ces hauts murs de vieux palais, ou d’entrepôt? ceinturés d’une passerelle métallique, et où surnage un canapé hors d’usage et quelques chaises.
Lupa a une vieille complicité avec les textes de Bernhard: Kalkwerk, Emmanuel Kant, Déjeuner chez les Wittgenstein, Extinction et Par-delà les sommets. Ici, c’est à une sorte de voyage entrepris chaque jour par ce médecin -des corps autant que des âmes-qui, armé de son stéthoscope et de son tensiomètre-ausculte, palpe, rédige ordonnance après ordonnance, et rassure les patients, même quand il sait qu’il n’y a plus grand chose à espérer…
Au début, il y a une vidéo avec une voiture arrêtée sur le bas-côté d’une route de campagne, avec la porte du conducteur restée ouverte; un jeune homme qui fume une cigarette et un autre homme aux cheveux grisonnants qui l’attend. On se croirait un peu dans un film du Godard d’autrefois…
C‘est un médecin et son fils qui l’accompagne dans sa tournée de consultations. Il est question de la mort de la mère, de maladie. Puis, cette fois sur scène, il se rend auprès d’une jeune femme étendue dans un lit en fer. Quelques pauvres vêtements, un meuble débordant de papiers et sur une chaise, un exemplaire de La Princesse de Clèves dont le jeune homme lit une page. C’est tout! Mais quelle force dans ces simples images! C’est le début d’un lent voyage, d’une sorte de quête initiatique où la maladie, voire la mort s’imposent tout de suite et auquel nous convie Lupa.
Nous ne sommes pas dans le temps scénique habituel- il faut s’y faire et on s’y fait très bien! (il y a très peu de désertions dans le public) mais dans un autre type de dramaturgie qui impose donc un autre type d’attention à cette suite de monologues où les personnages se racontent. « Quelquefois seulement; dit l’un, nous remarquons la brutalité de la vie dans la conversation. Par la conversation, nous rendons les morts à la vie, les vivants, nous les tuons. C’est un théâtre que nous faisons jusqu’au moment où nous ne sommes plus qu’au théâtre ».
Le médecin de campagne, est remarquablement joué par Jean-Charles Dumay qui a, sur le plateau et dès les premières minutes, une présence exceptionnelle. Attentif, calme et déterminé, proche de la souffrance physique et psychique de ses patients, répétant sans cesse au cours de ses visites les mêmes gestes nécessaires. Après chaque visite,il reprend la route avec son fils, le plus souvent dans la forêt, et par le bais de la vidéo projetée en fond de scène, on les voit dialoguer ou il parle seul, en voix intérieure. C’est à la fois très simple et très beau.
Et pour une fois, le film-bien réalisé par Karol Rakowski et projeté en fond de scène- fait partie intégrante du récit dont il est un des éléments essentiels dans la mesure où il sert de fil rouge. On verra aussi le médecin au chevet d’un jeune musicien très malade qu’aide sa sœur; il est là nu, à quelques mètres de nous, sur un drap blanc, visiblement torturé par la douleur. Et c’est profondément émouvant.
C’est lent? Oui, c’est lent, mais indispensable pour entrer dans la pensée de Thomas Bernhard; il vaut donc mieux s’y préparer comme on se prépare à un long voyage en mer. Comme autrefois, avec Bob Wilson avec son très fameux Regard du sourd, c’est à une autre perception du temps et de l’espace que nous convie Lupa. On regarde et on écoute fasciné. Mieux vaut donc oublier ici les critères du théâtre traditionnel, et se laisser emmener dans cette vie qui, malgré la maladie qui rôde, ressemble, comme dit la Bible, à un long fleuve tranquille.
Le récit n’est pas simple et difficile à résumer mais qu’importe; les longs monologues pourraient être ennuyeux mais pas du tout; on pourrait très bien en prélever que des extraits et cela ne nuirait pas à l’empathie que l’on continue à avoir avec le spectacle. Et cette logorrhée a l’allure d’un nouveau mode de catharsis, avec une autre perception du temps et de la vie qui va. « Il n’y a, disait déjà Montaigne, aucune constante existence, ni de notre être ni de celui des objets. Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles vont coulant et roulant sans cesse. »
Il y a ensuite comme cela, un long monologue d’un Prince seul dans son palais, lui aussi malade, admirablement joué par Thierry Bosc, qui apporte au texte de Bernhard un humour et une distance tout à fait réjouissants. Thierry Bosc, c’est une figure tutélaire du théâtre contemporain et il avait été à l’origine du Théâtre de l’Aquarium. On l’avait vu souvent, excellent déjà, en particulier, dans En attendant Godot (voir Le Théâtre du Blog) mais ici il atteint une dimension de jeu absolument supérieure avec une gestualité très précise ; il réussit, avec une présence corporelle et une voix chaude, à exercer une sorte de fascination sur le public. C’est, dès qu’il apparait sur le plateau, presque un spectacle dans le spectacle. Et il pourrait en faire un solo sans difficultés. Il y a aussi une très belle chanson polonaise chantée par Eva Demarczyk.
Suit une longue scène avec, deux fois deux jeunes femmes assises ou allongées dans deux chambres de forme triangulaire identique. Mais, selon que l’on est assis côté cour ou côté jardin, on ne peut réellement bien voir -et entendre que les unes ou les autres, et encore. Bien sûr, ce tricotage de dialogues simultanés est volontaire chez Lupa mais c’est un point faible du spectacle, et on décroche un peu.
Mais sinon, quel bonheur, quelle intelligence scénique mais aussi, des plus jeunes aux plus âgés, quels acteurs! il n’y a aucune erreur dans cette distribution! En particulier, John Arnold, Mélanie Richard, Anne Sée et Valérie Dréville et Matthieu Samper: certes, ce n’est pas un spectacle facile et il faut, comme on dit, le mériter: il dure cinq heures avec un entracte et une pause de cinq minutes : mieux vaut donc s’y préparer, ne pas être fatigué ou stressé, et oubliez d’y emmener votre vieille tante. Une précision quand même: la dernière heure est longuette et Lupa aurait pu abréger…
Et conseil de vieux con: choisissez, comme nous l’avons fait, une séance en matinée, vous serez plus attentif et plus à même d’apprécier la virtuosité du langage bernhardien et la magistrale mise en scène de Lupa. On ressort de là fatigué sans doute, mais heureux, avec des images plein la tête, et on se souviendra longtemps de cette Perturbation. C’est vraiment une grande leçon de théâtre… Le spectacle a été dédié à René Gonzalès, décédé cette année, directeur du Théâtre Vidy-Lausanne où il a été créé. Et c’est justice.
* Si vous le pouvez, allez voir-mais à dix heures du matin, sinon c’est l’attente et la foule-la grande expo Braque au Galeries du Grand-Palais. Vous ne serez pas déçu: quelle intelligence et quelle beauté à la fois…
Philippe du Vignal
Théâtre de la Colline jusqu’au 25 octobre puis à Clermont-ferrand, Le Petit Quevilly, Les Célestins à Lyon et Orléans