Ardente patience
Ardente patience, d’Antonio Skármeta, traduction de François Maspero, adaptation et mise en scène de Michael Batz
L’action se passe entre 69 et 73, moment d’espérance au Chili. Le poète Pablo Neruda se trouve dans la solitude, bonne pour l’écriture, de sa maison d’Isla Negra, face à l’Océan Pacifique et entouré des figures de proue qu’il affectionne et collectionne, détachées des bateaux ivres passant par là.
Chaque jour, Mario le jeune facteur nouvellement embauché, (Frédéric Kontogom) parcourt des kilomètres sur sa bicyclette neuve, sacoche pleine de courriers qu’il porte à son unique destinataire.
Et devant le carillon d’entrée de la maison hantée de poésie et de fantasmes en compagnie de ces belles endormies, il s’initie, avec le maître, au sens des mots et de la métaphore «J’allais comme un bateau tremblant sur vos mots», lui avoue-t-il un jour.
Devenu facteur ès lettres, il perd pourtant ses moyens et ses mots quand il tombe amoureux de Beatriz, (Olivia Barreau) dont la mère matrone tient le bar du village (Nadine Servan). Aidé du poète, voire le plagiant de temps à autre, il déclare sa flamme.
L’adaptation de Michael Batz, fidèle au roman d’Antonio Skármeta publié en 85, dont l’écrivain avait tiré un scénario filmé par Michaël Radford en 96, évoque les événements de ces années passées, entrecroisant les destins tragiques d’un pays, le Chili, d’un poète, Pablo Neruda, et d’un petit facteur, Mario Jimenez, qui se lient d’amitié.
Mais le romanesque prend souvent le dessus : l’état amoureux de Mario, sa conquête d’une belle-mère dure en affaires, la vie du bar avec ses musiciens (Wladimir Beltran et Leo Melo, interprétant les chansons de Victor Jara, Violeta Parra et Rolando Alarcón), sa charmante fiancée bientôt épousée et mère, alors qu’au-delà de l’anecdote et de la légèreté, se tissent le présent et l’avenir du pays, trop rapidement évoqués.
Neruda, (interprété avec intelligence par Jean-Paul Zennacker) poète, écrivain, diplomate et homme politique, follement amoureux de son pays, écrivait ses premiers poèmes à 19 ans. El Canto general publié à Mexico en 50, dans la clandestinité est une œuvre emblématique et Mikis Theodorakis en fit un oratorio : «Dans ma patrie, on emprisonne les mineurs et le soldat commande au juge. Mais j’aime, moi, jusqu’aux racines de mon petit pays si froid. Si je devais mourir cent fois, c’est là que je voudrais mourir et si je devais naître cent fois c’est là aussi que je veux naître près de l’araucaria sauvage, des bourrasques du vent du sud et des cloches depuis peu acquises».
En 69, le parti communiste le désigne comme candidat à l’élection présidentielle, mais le poète se désiste très vite en faveur de Salvador Allende, candidat unique de l’Unité Populaire.Le spectacle traverse brièvement les tentatives de propagande des opposants, l’élection d’Allende en 70 dans la ferveur populaire, le départ de Neruda comme ambassadeur du Chili en France : «La vie politique est venue comme un tonnerre m’arracher à mon travail» reconnaît le poète.
Mario reçoit alors la première lettre de sa vie, venant de France, et un magnétophone. Neruda, plein de nostalgie, lui demande : «Envoie-moi des sons de ma maison, je ne peux vivre loin d’Isla Negra». Et il enregistre pour son ami le vent dans le carillon, l’éclaboussement des vagues sur les rochers, le chant des mouettes, les abeilles et leur ruche, le reflux, et le silence sidéral des étoiles, auxquels il joint son poème, une Ode à la neige sur Neruda à Paris.
En 71, l’écrivain reçoit à Stockholm le Prix Nobel de littérature, moment fort dans la dernière partie du spectacle. Mario en famille, devant sa télévision, accroché aux mots du maître est ému aux larmes et le poète, figure imposante, apparaît en costume, lisant son discours : «Je viens d’une obscure province, d’un pays séparé des autres par un coup de ciseaux de la géographie, ma poésie a été régionale, faite de douleurs et de pluie, mais j’ai toujours eu confiance en l’homme».
Et s’appuyant sur une prophétie de Rimbaud, il reprend :«Ce n’est qu’au prix d’une ardente patience que nous pourrons conquérir la cité splendide qui donnera la lumière, la justice et la dignité à tous les hommes. Ainsi la poésie n’aura pas chanté en vain».
Puis arrive 73, un 11 septembre noir déjà, le coup d’Etat par Pinochet et la mort d’Allende, suivie douze jours plus tard, le 23 septembre, de celle de Neruda à l’âge de 69 ans, de maladie, dit-on, mais à ce jour encore pas vraiment élucidée : «Je retourne à la mer» souffle-t-il.
Mario est arrêté, livré par l’opposant. La chanson de Beatriz s’élève et rejoint cette question lancinante qui aujourd’hui encore n’a pas trouvé de réponse : «Donde estan ? Où sont-ils»? et sur écran s’affichent les photos des disparus, avec, en écho, ces mots psalmodiés, symboles d’unité et de solidarité nationale : «El pueblo, unido, jamás será vencido ; le peuple, uni, ne sera jamais vaincu».
Tranquillement, on a quitté la légèreté du spectacle et on s’enfonce dans l’Histoire, mais un peu tard. Dans la grande salle du Théâtre de l’Epée de Bois, le bruit des vagues encercle encore les spectateurs, et porte les mots de Skármeta/Neruda parlant de l’eau qui cogne contre les rochers, comme du levain et du pain.
La langue est belle dans la traduction de François Maspero et le travail de Michaël Batz, qui a débuté son parcours théâtral à Londres avant de s’installer en France il y a une dizaine d’années, mené avec intelligence et sensibilité. Sa connaissance du Chili est un atout. Scénographie et lumières (Florence Plaçais et Laurence Ayi, Romuald Lesné) servent particulièrement bien ce spectacle, dans lequel le pouvoir de la poésie fait contagion. «Ne mourez pas, poètes, même si la poésie n’appartient pas à celui qui l’écrit, mais à celui qui la lit» dit Neruda dans un dernier souffle.
Brigitte Rémer
Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes, Jeudi, vendredi, samedi à 20h30, samedi et dimanche à 16h, jusqu’au 20 octobre