Livres et revues
Livres et revues:
1975/2012, Scénographies en France, ouvrage collectif sous la direction de Luc Boucris et Marcel Freydefont, avec Jean Chollet, Véronique Lemaire et Mahtab Mazlouman.
Comme le précisent dans la préface, Luc Boucris et Marcel Freydefont, l’ouvrage rassemble les portraits de cinquante-deux scénographes, et des notices pour cent soixante trois autres. Ils ont pour la plupart travaillé avec les metteurs en scène les plus importants de théâtre comme d’opéra, les chorégraphes,les cirques, etc… sur les scènes les plus traditionnelles ou dans des lieux reconvertis à la scène, permanents ou provisoires, voire éphémères, à l’extérieur, jardins, parcs ou rues. Mais aussi pour les plus connus, sur des plateaux de cinéma ou de télévision.
Depuis les années 60, avec quelque retard sur les Etats-Unis, l’Allemagne, la Russie ou la Pologne, la scénographie s’est vite imposée en France comme élément essentiel d’un spectacle, avec une prise en compte des volumes, et de l’espace comme au Théâtre du Soleil, et chez Bob Wilson, Luca Ronconi, le Living Theatre, ou Jérôme Savary .
La plupart du temps dans des espaces modulables ou restructurés à partir de salles existantes. Voire dans des lieux loin des lieux de théâtre traditionnels et devenus des acteurs majeurs du théâtre contemporain comme, entre autres, la carrière Boulbon près d’Avignon, aménagée par Jean-Guy Lecat.
Les deux préfaciers ont raison de rappeler que « le scénographe est à la fois au bord et au cœur, proche et pourtant à distance de l’action scénique » et un trait d’union essentiel entre les différents partenaires scéniques. L’ensemble de l’ouvrage fait un peu dictionnaire mais comment faire autrement, et à y regarder de près, Jean Chollet, Véronique Lemaire et Mahtab Mazlouman ont œuvré avec efficacité pour bien résumer le travail de chaque scénographe avec l’analyse de trois de leurs réalisations.
Privilège de l’âge, nous avons vu la majorité des travaux traités ici, et on peut dire que l’ouvrage donne une excellente idée à la fois du style de chaque scénographe: la liste est longue des plus remarquables-manque Bob Wilson et Kantor on ne sait trop pourquoi-qui ont formé (hélas, la liste s’est encore allongée cette semaine avec la disparition de Patrice Chéreau!), ou qui forment toujours un couple indissociable avec un metteur en scène: René Allio/Roger Planchon, Gilles Aillaud/ Klaus Michael Grüber, Roberto Platé/Alfredo Arias, Jean-Marc Stelhé/Beno Besson, Yannis Kohkos/ Antoine Vitez, Richard Peduzzi/Patrice Chéreau, Guy-Claude François/ Ariane Mnouchkine, Michel Lebois/Jérôme Savary ( non admis dans la liste principale et c’est dommage!), Jean-Pierre Vergier/Georges Lavaudant, François Delarozière/Le Royal de Luxe, Alain Chambon/Jacques Nichet, Jean-Paul Chambas/Jean-Pierre Vincent, Eric Soyer/Joël Pommerat. Mais il y en a beaucoup d’autres qui sont cités dans une liste annexe.
En résumé, un petit ouvrage rigoureux et qui sera bien utile aux apprentis scénographes, aux professionnels comme aux théâtreux qui veulent en savoir un peu plus sur ceux qui ont la mission enthousiasmante mais compliquée de donner un espace à un texte dramatique, à un opéra, ou à un spectacle de rue, etc… Il y a aussi, à la fin de l’ouvrage, un bon choix des livres parus depuis une dizaine d’années consacrés à la scénographie.
Ph. du V.
Actes Sud 28 euros
Ubu Scène d’Europe, Théâtre et argent.
Chantal Boiron, la rédactrice en chef de la revue Ubu, a eu la bonne idée de consacrer un numéro aux relations difficiles que le spectacle vivant entretient avec le monde de l’argent, et cela dans la plupart des pays de l’Union européenne, et en particulier en France, où les choses ne datent pas d’hier.
Promesses électorales: la sanctuarisation annoncée par le candidat Hollande n’a pas longtemps résisté, une fois qu’il a été installé à l’Elysée. La seule augmentation des charges( électricité, loyers, etc…) met les compagnies dans des situations souvent inextricables alors que les institutions, quoiqu’elles en disent, ne s’en sortent pas si mal, même si le coût du personnel administratif va croissant. (Il leur en coûterait plus cher de procéder à des licenciements!). Le théâtre public que le public continue à fréquenter s’en sort mieux que le théâtre privé, actuellement pas très rempli, mais il affiche des prix de places à 35, voire 40 euros… cherchez l’erreur! Il faut bien rémunérer des acteurs vedettes, base incontournable du système!
Quand on voit, entre autres, les dépenses de communication de la plupart des grands théâtres publics sans que le Ministère de la Culture, toujours aux abonnés absents dans ces cas-là, on se dit qu’il y a quelque chose de pourri de le royaume de France ! et ce n’est pas le mécénat, remarque lucidement Chantal Boiron, qui aidera à sauver la situation. En effet, le dit mécénat, étudie soigneusement ses cibles, ne fait aucun cadeau et préfère la musique orchestrale et le patrimoine, ou s’intéresse à la rigueur aux grandes metteurs en scène vedettes et aux festivals important. Et, rien d’étonnant les banques sont les plus radines avec les petits! Bref, quand on est une jeune compagnie, mieux vaut avoir une vieille tante généreuse pour monter un projet, et/ ou un papa/ tonton/cousin/fiancé(e) capable de vous fournir gratuitement un local de répétition, et bosser dans un bon restaurant pour gagner sa vie. Même si c’est aux dépens des horaires de répétitions. Pas d’autre choix possible!
Là aussi, le ministère de tutelle n’a jamais fait preuve de beaucoup d’audace!et préfère s’en remettre aux D.R.A.C pour quelques saupoudrages de subvention, et a toujours été incapable de fournir simplement des locaux de répétition à ceux qui en avaient le plus besoin. Ce que laissait pourtant faire généreusement Vitez puis Savary à Chaillot-ils connaissaient bien le problème-aux directeurs de l’Ecole. Mesure vite exclue quand Goldenberg lui a succédé.
Et le prêt de plateaux autrefois monnaie courante a disparu ou presque…
Maintenant tout se paye, et cher! Certes, cela ne date pas d’hier mais depuis une dizaine d’années, le système, la débrouille, la triche organisée arrange bien l’Etat qui ne veut surtout pas de remous! La crise des intermittents lui suffit déjà. Sans doute y a-t-il trop d’offres par rapport à la demande, c’est aussi un des paramètres que ce numéro d’Ubu n’élude pas. Cette crise incontestable aura au moins le mérite de faire bouger les lignes et de faire naître un nouveau théâtre moins arc-bouté sur ses privilèges qui sont le cancer qui le ronge.
Il y a aussi dans ce bon ensemble d’articles, des témoignages de metteurs en scène comme celui du hongrois Viktor Bodo ou d’une administratrice de collectif d’artistes, comme la portuguaise Filipa Rolaça, administratrice Et un remarquable texte de Daniel Migairou et Jean-Pierre Thibaudat sur les profonds changements que vont connaître les projets de théâtre, en particulier quant à la scénographie de plus en plus soumise aux restrictions de budget, à la façon de répéter, à la durée effective des spectacles et au recours à de nouveauxs modes de production, notamment en privilégiant le recrutement d’ acteurs connus, voire vedettes. Mais bon, souvenons-nous des pendrillons de velours noirs de Vilar qui n’avait d’argent pour des décors importants, et d’acteurs comme Gérard Philippe, capables d’attirer les foules, ou des quelques palmiers en carton de Michel Lebois, de lumières vite réglées et de belles plantes en porte-jarretelles au Magic Circus de Savary qui faisait aussi vendre des bières à l’entracte par ses comédiens, pour compléter le budget, comme au Théâtre du Soleil.
A chaque époque, sa débrouille… Mais les deux auteurs recommandent quand même à tout débutant de ne pas avoir les mains absolument vides quand il arrive avec un projet théâtral!
Il y a aussi un article d’Odile Quirot qui montre que l’argent est aussi un thème récurrent chez les auteurs de théâtre contemporain, article complété par un remarquable entretien avec Joël Pommerat dont les personnages ont une relation difficile avec le travail et l’argent comme ces vendeurs à domicile dans La grande et fabuleuse Histoire du commerce, actuellement jouée au Théâtre des Bouffes du Nord. L’auteur Pommerat parle aussi très bien du chef d’entreprise Pommerat, puisqu’il est aussi directeur de sa compagnie, et c’est plutôt rare dans la France d’aujourd’hui, avec souvent plusieurs spectacles qui tournent en même temps.
Maïa Bouteillet s’est intéressée, elle, et souvent de façon pragmatique, aux moyens de vivre des auteurs dramatiques que ce soit en France ou les autre pays européens, et on apprend beaucoup de choses sur cet étrange métier où rappelons-le, au 19 ème siècle, on pouvait gagner fort bien sa vie, ce qui a bien changé!
Un regret? Le numéro est resté frileux sur les chiffres, les bons gros chiffres, bien vulgaires et bruts de décoffrage, mais parfois impossibles à dénicher, même et y compris quand on travaille dans une institution, et que le public ignore évidemment encore plus. Du genre: le nombre d’abonnés d’un théâtre (toujours ancien ou inexact!), le coût précis d’un spectacle important, y compris le fongible quotidien, le salaire d’un directeur, d’un metteur en scène, des comédiens principaux et secondaires, des figurants, des machinistes? Combien se paye une scénographie, une création lumière, un ensemble de costumes? Combien une compagnie doit-elle payer la communication pour son spectacle dans un théâtre municipal parisien? Etc… Quelle sont exactement les aides accordées par la mairie de la capitale au théâtre privé? Cela pourrait faire l’objet d’un autre numéro d’Ubu! Il y a du pain sur la planche…
En tout cas, ces articles donneront matière à réflexion à tous ceux- y compris aux lycéens des classes théâtre-qui se posent des questions sur l’argent au théâtre…
Philippe du Vignal
Frictions n° 21.
Citons aussi le dernier numéro de la revue Frictions dirigée par Jean-Pierre Han avec plusieurs bons articles dont un long, remarquable et souvent drôle: Labiche entre cruauté et mélancolie, où Jean Jourdheuil parle de ses hypothèses dramaturgiques pour Le prix Martin récemment mis en scène par Peter Stein qui avait fait l’objet de quelques controverses. Et il a raison de se poser la seule bonne question: que se passait-il dans la tête de Labiche quand il écrivit la pièce en 1876 et dans celle de Stein actuellement, soit presque un siècle et demi plus tard. Effectivement, la réception du théâtre de Labiche ne peut plus du tout être identique même si on ne change en rien le texte original; et donc les mises en scène, qu’elle soient de Chéreau, Vincent, Grüber ou Stein, participent d’un regard idéologique très différent, deux Français l’un mort et l’autre pas et deux Allemands l’un mort et l’autre pas, mais en gros du même âge, et Jourdheuil a raison de rappeler que le théâtre de Labiche est trop souvent appréhendé par rapport à des idées reçues, alors qu’il faudrait, comme il dit, se poser des questions pertinentes quant à la société où ses personnages évoluaient.
En résumé, nous fait comprendre Jourdheuil, on ne peut se permettre de faire l’impasse d’une solide analyse dramaturgique, et les jeunes metteurs en scène qui se risquent dans l’aventure feraient mieux de lire cet article avant… Il propose, en autres pistes de considérer chez Labiche la sexualité comme option dramaturgique et le grotesque comme option esthétique.
Au fil des pages, on peut également de Rodolphe Fouano, un portait de Jean Vilar où il bouscule pas mal de stéréotypes; il créa, outre les classiques, de Gatti, Clavel, Claudel, Montherlant, Vian, Vinaver, Obadia, Gide ou Beckett (mais sans doute pas avec le même bonheur que pour les grands classiques). Il fut aussi un écrivain et un théoricien du théâtre bien connu et écrivit aussi quelques pièces, souvent adaptées de Lope de Vega ou Sophocle, etc…
Il y a aussi une communication de Jean Lambert-wild metteur en scène et directeur de la Comédie de Caen à un débat franco-germano-hongrois à Budapest en avril dernier sur Pouvoir et culture. Il essaye de situer la place de l’individu inquiet devant les mutations de la connaissance qu’on lui impose actuellement et rappelle que le principe de notre civilisation, c’est de soutenir toutes les strates de notre culture et toutes les avancées de l’art et de l’éducation.
Ph. du V.
Jeu n° 46
Enfin quelques mots et avec un peu de retard sur la très bonne revue québécoise. On peut y trouver une quinzaine de regards critiques sur des spectacles récents, notamment Robin et Marion d’Etienne Lepage, un cabaret Kurt Weil, la création au Québec d’une pièce de Deirdre Kinahan, Ce moment-là. L’ensemble donne un bon aperçu du théâtre de langue française là-bas.
Il y a a aussi dans ce numéro un dossier Jusqu’où te mènera ta langue où se posent la question un certain nombre de personnalités comme Marcelle Dubois, directrice artistique et générale du festival Jamais lu, du metteur en scène Martin Faucher, de Catherine Voyer-Léger, directrice du regroupement des éditeurs canadiens-français, ou Anne-Marie White metteur en scène et auteure.
Egalement à lire une chronique sur deux villes comme Santiago et Sarajevo où Michel Vaïs parle entre autres de Villa de Guillermo Calderon, un spectacle du Teatro Playa de Santiago présenté en 2012 à Sarajevo.
Et encore une bonne analyse de la figure des couples dans la danse contemporaine.
Ph. du V.
Amour et désamour du théâtre de Georges Banu.
Amour ou désamour du théâtre, Georges Banu s’interroge sur cette alternative, à travers la dialectique de l’incarnation et de l’imaginaire. Pourquoi quitter la chambre pour aller au théâtre ? Est-ce un loisir ou bien un art ? Ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. Comment ne pas se souvenir d’Hamlet ? Le prince amoureux du théâtre motive sa passion en retrouvant sur la scène élisabéthaine le miroir qui renvoie le reflet concentré de la vie, ainsi la scène du meurtre paternel par son oncle et sa mère.
Le théâtre est encore le piège où le jeune prince prendra la conscience du roi. Ne pas aimer le théâtre, insinue Banu, revient à ne pas éprouver ce besoin de concentration. La scène, en raison même de l’incertitude instaurée entre le réel et la fiction, procède à la dénonciation de la confusion opérée, tout en se réjouissant de la croyance suscitée. Un exemple en est la scène du théâtre dans le théâtre des artisans shakespeariens du Songe d’une nuit d’été, qui disent ouvertement « qui » ils jouent.
Le théâtre par ailleurs fait du présent sa condition suprême. Nous sommes ensemble, ici et maintenant, nous nous livrons au jeu dans l’espace restreint d’une salle de répétitions. Comme le dit Prospéro dans La Tempête de Skakespeare, « nous sommes faits de l’étoffe du présent ». La magie ne dure qu’un temps pour l’accomplissement de cet « instant habité », que, sans jamais se lasser, le spectateur attend. Être dedans la représentation ne signifie pas se rendre prisonnier d’une illusion, mais se projeter intimement dans le spectacle dont on éprouve l’attrait et apprécie la qualité.
Le théâtre est, comme le disait Vitez: » Le lieu où se rend le peuple pour écouter sa langue ». À travers ce sentiment d’une appartenance, d’une identité qui permet, grâce aux mots, l’enracinement dans la mémoire d’un pays, la jouissance d’une socialité, la sensualité d’une écoute. Les mots entraînent certes la réduction d’un public, la limitation d’une mobilité internationale du spectacle, mais assurent a contrario, le rattachement d’une communauté à une langue, c’est une sorte de ciment.
Le répertoire-un patrimoine-invite au voyage hors de la durée, et les spectacles marquent les stations dans la durée. En même temps, nous sommes aujourd’hui sous l’emprise du « présent permanent ». Et pour beaucoup, le répertoire renvoie le théâtre du côté de la persistance du passé, contraire au culte de l’immédiat contemporain de nombres de scènes actuelles.
Au théâtre, il existe encore des partisans de la voix forte ou, au contraire, de la voix chuchotée, et le murmure à peine audible consacre la victoire du cinéma sur le plateau, tandis que la profération confirme la volonté de ne pas se rendre :« Ce fut, dit Banu, la posture d’Antoine Vitez, qui invitait les spectateurs à projeter la voix, à faire résonner les alexandrins, à cultiver la réverbération des mots dans les murs du Palais des papes ou dans la caverne de Chaillot. Vitez était un anti-Grüber ! »
L’auteur se souvient aussi de Brand d’Ibsen, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig (2005) qui soulignait les imprécations du pasteur totalitaire, à travers la voix magistrale et puissante de Philippe Girard.L’écartèlement est la condition de l’homme de théâtre, entre murmure ou déclamation, divertissement ou art.
Pour « être »enfin, à la façon d’Hamlet, soyons ce spectateur écartelé, ni acteur ni écrivain, que l’auteur aurait pu devenir, mais ce citoyen lettré pourtant qui aime se laisser consumer par la passion de la scène.
Véronique Hotte
Le Temps du Théâtre, Actes Sud.