Livres et revues

Livres et revues:

1975/2012, Scénographies en France, ouvrage collectif sous la direction de Luc Boucris et Marcel Freydefont, avec Jean Chollet, Véronique Lemaire et Mahtab Mazlouman.

Comme le précisent  dans la préface, Luc Boucris et Marcel Freydefont, l’ouvrage rassemble les portraits de cinquante-deux scénographes, et des notices pour cent soixante trois autres. Ils  ont pour la plupart travaillé avec les metteurs en scène les plus importants de théâtre comme d’opéra, les chorégraphes,les cirques, etc… sur les scènes les plus traditionnelles ou dans des lieux reconvertis à la scène, permanents ou provisoires, voire éphémères, à l’extérieur,  jardins, parcs ou rues. Mais aussi pour les plus connus,  sur des plateaux de cinéma ou de télévision.
Depuis les années 60, avec quelque retard sur les Etats-Unis, l’Allemagne, la Russie ou la Pologne, la scénographie s’est vite imposée en France comme élément essentiel d’un spectacle, avec une prise en compte des volumes, et de l’espace comme au Théâtre du Soleil, et  chez  Bob Wilson, Luca Ronconi, le Living Theatre, ou Jérôme Savary .
La plupart du temps dans des espaces modulables  ou restructurés à partir de salles existantes. Voire  dans des lieux loin des lieux de théâtre traditionnels et devenus des acteurs majeurs du théâtre contemporain comme, entre autres,  la carrière Boulbon près d’Avignon, aménagée par Jean-Guy Lecat.
Les deux préfaciers ont raison de rappeler que « le scénographe est à la fois au bord et au cœur, proche et pourtant à distance de l’action scénique » et un trait d’union essentiel entre les différents partenaires scéniques. L’ensemble de l’ouvrage fait un peu dictionnaire mais comment faire autrement, et à y regarder de près, Jean Chollet, Véronique Lemaire et Mahtab Mazlouman ont œuvré avec efficacité pour bien résumer le travail de chaque scénographe avec l’analyse de  trois de leurs réalisations.
Privilège de l’âge, nous  avons vu la majorité des travaux traités ici, et on peut dire que  l’ouvrage donne une excellente idée à la fois du style de chaque scénographe: la liste est longue des plus remarquables-manque Bob Wilson et Kantor on ne sait trop pourquoi-qui ont formé (hélas, la liste s’est encore allongée cette semaine avec la disparition de Patrice Chéreau!), ou qui forment toujours un couple indissociable avec un metteur en scène:  René Allio/Roger Planchon, Gilles Aillaud/ Klaus Michael Grüber, Roberto Platé/Alfredo Arias, Jean-Marc Stelhé/Beno  Besson, Yannis Kohkos/ Antoine Vitez, Richard Peduzzi/Patrice Chéreau, Guy-Claude François/ Ariane Mnouchkine, Michel Lebois/Jérôme Savary  ( non admis  dans la liste principale et c’est dommage!), Jean-Pierre Vergier/Georges Lavaudant,  François Delarozière/Le Royal de Luxe, Alain Chambon/Jacques Nichet, Jean-Paul Chambas/Jean-Pierre Vincent,  Eric Soyer/Joël Pommerat. Mais il y en a beaucoup d’autres qui sont cités dans une liste annexe.
En résumé, un petit ouvrage rigoureux  et qui sera bien utile aux  apprentis scénographes,  aux professionnels comme aux théâtreux qui veulent en savoir un peu plus sur ceux qui ont la mission enthousiasmante mais compliquée de donner un espace à un texte dramatique, à un opéra, ou à un spectacle de rue, etc… Il y a aussi, à la fin de l’ouvrage, un bon choix des livres parus depuis une dizaine d’années consacrés à la scénographie.

Ph. du V.

Actes Sud  28 euros

Ubu Scène d’Europe, Théâtre et argent.

Chantal Boiron, la rédactrice en chef de la revue Ubu,  a eu la bonne idée de consacrer un numéro aux relations difficiles que le spectacle vivant entretient avec le monde de l’argent, et cela dans la plupart des pays de l’Union européenne, et en particulier en France, où les choses ne datent pas d’hier.
Promesses électorales: la sanctuarisation annoncée par le candidat Hollande  n’a pas longtemps résisté, une fois qu’il a été installé à l’Elysée. La seule augmentation des charges( électricité, loyers, etc…) met les compagnies dans des situations souvent inextricables alors que les institutions, quoiqu’elles en disent, ne s’en sortent pas si mal, même si le coût du personnel administratif va croissant. (Il leur en coûterait plus cher de procéder à des licenciements!). Le théâtre public que le public continue à fréquenter s’en sort mieux  que le théâtre privé, actuellement pas très rempli,  mais il affiche des prix de places  à 35, voire 40 euros… cherchez l’erreur! Il faut bien rémunérer des acteurs vedettes, base incontournable du système!
Quand on voit,  entre autres, les dépenses  de communication de la plupart des grands théâtres publics sans que le Ministère de la Culture, toujours aux abonnés absents dans ces cas-là, on se dit qu’il y a quelque chose de pourri de le royaume de France ! et ce n’est pas le mécénat, remarque lucidement Chantal Boiron, qui aidera à sauver la situation. En effet, le dit mécénat, étudie soigneusement ses cibles, ne fait aucun cadeau et préfère la musique orchestrale et le patrimoine, ou s’intéresse à la rigueur aux grandes metteurs en scène vedettes et aux festivals important. Et, rien d’étonnant les banques sont les plus radines avec les petits! Bref, quand on est une jeune compagnie, mieux vaut avoir une vieille tante généreuse pour monter un projet, et/ ou un papa/ tonton/cousin/fiancé(e) capable de vous fournir gratuitement un local de répétition, et bosser dans un bon restaurant pour gagner sa vie. Même si c’est aux dépens des horaires de répétitions. Pas d’autre choix possible!
Là aussi, le ministère de tutelle n’a jamais fait preuve de beaucoup d’audace!et préfère s’en remettre aux D.R.A.C pour quelques saupoudrages de subvention, et  a toujours été  incapable de fournir simplement des locaux de répétition à ceux qui en avaient  le plus besoin. Ce que laissait pourtant faire  généreusement Vitez puis  Savary à Chaillot-ils connaissaient bien le problème-aux directeurs de l’Ecole. Mesure vite exclue quand Goldenberg lui a succédé.
Et le prêt de plateaux autrefois monnaie courante   a disparu ou presque…
Maintenant tout se paye, et cher!  Certes, cela ne date pas d’hier mais depuis une dizaine d’années, le système, la débrouille, la triche organisée arrange bien l’Etat qui ne veut surtout pas de remous! La crise des intermittents lui suffit déjà.  Sans doute y a-t-il trop d’offres par rapport à la demande, c’est aussi un des paramètres que ce numéro d’Ubu n’élude pas. Cette crise incontestable aura au moins le mérite de faire bouger les lignes et de faire naître un nouveau théâtre moins arc-bouté sur ses privilèges qui sont le cancer qui le ronge.
Il y a aussi dans ce  bon ensemble d’articles,  des témoignages de metteurs en scène comme celui du hongrois Viktor Bodo ou d’une administratrice  de collectif d’artistes, comme  la portuguaise Filipa Rolaça, administratrice  Et un remarquable texte de Daniel Migairou et Jean-Pierre Thibaudat sur les profonds changements que vont connaître les projets de théâtre, en particulier quant à la scénographie de plus en plus soumise aux restrictions de budget, à la façon de répéter, à la durée effective des spectacles et au recours à de nouveauxs modes de production, notamment en privilégiant le recrutement d’ acteurs connus, voire vedettes. Mais bon, souvenons-nous des pendrillons de velours noirs de Vilar qui n’avait  d’argent pour des décors importants, et d’acteurs comme Gérard Philippe, capables d’attirer les foules, ou des quelques palmiers en carton de Michel Lebois, de lumières vite réglées et de belles plantes  en porte-jarretelles  au  Magic Circus de Savary qui faisait aussi vendre des bières à  l’entracte par ses comédiens, pour compléter le budget, comme au Théâtre du Soleil.
A chaque époque, sa débrouille… Mais les deux auteurs recommandent quand même à tout débutant de ne pas avoir  les mains absolument vides quand il arrive avec un projet théâtral!
Il y a aussi un article d’Odile Quirot  qui montre que l’argent est aussi un thème récurrent chez les auteurs de théâtre contemporain, article complété par un remarquable entretien avec Joël Pommerat  dont les personnages ont  une relation difficile avec le travail et l’argent comme ces vendeurs à domicile  dans La grande et fabuleuse Histoire du commerce, actuellement jouée au Théâtre des Bouffes du Nord. L’auteur Pommerat parle aussi très bien du chef d’entreprise Pommerat,   puisqu’il est aussi directeur de sa compagnie, et c’est plutôt rare dans la France d’aujourd’hui,  avec souvent plusieurs spectacles qui tournent en même temps.
Maïa Bouteillet s’est intéressée, elle, et souvent de façon pragmatique,  aux moyens de vivre des auteurs dramatiques  que ce soit en France ou les autre pays européens, et on apprend beaucoup de choses sur cet étrange métier où rappelons-le, au 19 ème siècle,  on pouvait gagner fort bien sa vie, ce qui a bien changé!
Un regret? Le numéro est resté frileux sur les chiffres, les bons gros chiffres, bien vulgaires et bruts de décoffrage,  mais parfois impossibles à dénicher, même et y compris quand on travaille dans une institution, et que le public ignore évidemment encore plus. Du genre: le nombre  d’abonnés d’un théâtre (toujours ancien ou inexact!), le coût précis d’un spectacle important, y compris le fongible quotidien,  le salaire d’un directeur, d’un metteur en scène, des comédiens principaux et secondaires, des  figurants, des  machinistes? Combien se paye une scénographie, une création lumière, un ensemble de costumes? Combien une compagnie doit-elle payer la communication pour son spectacle dans un théâtre municipal parisien? Etc… Quelle sont exactement les aides accordées par la mairie de la capitale au théâtre privé?  Cela pourrait faire  l’objet d’un autre numéro d’Ubu! Il y a du pain sur la planche
En tout cas, ces articles  donneront matière à réflexion à tous ceux- y compris aux lycéens des classes théâtre-qui se posent des questions sur l’argent au théâtre…


Philippe  du Vignal

Frictions n° 21.

Citons aussi le dernier numéro de  la revue Frictions dirigée par Jean-Pierre Han avec plusieurs bons articles dont un long, remarquable et souvent drôle: Labiche entre cruauté et mélancolie, où Jean Jourdheuil  parle de ses hypothèses dramaturgiques pour Le prix Martin récemment mis en scène par Peter Stein qui avait fait l’objet de quelques controverses. Et il a raison de se poser la seule bonne question: que se passait-il dans la tête de Labiche quand il écrivit la pièce en 1876 et dans celle de Stein actuellement,  soit presque un siècle et demi plus tard. Effectivement, la réception du théâtre de Labiche ne peut plus du tout être identique  même si on ne change en rien le texte original;  et donc les mises en scène, qu’elle soient de Chéreau, Vincent, Grüber ou Stein, participent d’un regard idéologique très différent, deux Français l’un mort et l’autre pas et deux Allemands l’un mort et l’autre pas, mais en gros du même âge, et Jourdheuil a raison de rappeler que le théâtre de Labiche  est trop souvent appréhendé  par rapport à des idées reçues,  alors qu’il faudrait, comme il dit,  se poser des questions pertinentes quant à la société où ses personnages évoluaient.
En résumé, nous fait comprendre Jourdheuil, on ne peut se permettre de faire l’impasse d’une solide analyse dramaturgique, et les jeunes metteurs en scène qui se risquent dans l’aventure feraient mieux de lire cet article avant… Il propose,  en autres pistes de considérer chez Labiche la sexualité comme option dramaturgique et le grotesque comme option esthétique.

Au fil des pages, on peut également  de Rodolphe Fouano, un portait de Jean Vilar où il bouscule pas mal de stéréotypes; il créa, outre les classiques, de Gatti, Clavel, Claudel, Montherlant, Vian, Vinaver, Obadia, Gide ou Beckett (mais sans doute pas avec le même bonheur que pour les grands classiques). Il fut aussi un écrivain et un théoricien du théâtre bien connu et  écrivit aussi quelques pièces,  souvent adaptées de Lope de Vega  ou Sophocle, etc…
Il y a aussi une communication de  Jean Lambert-wild  metteur en scène et directeur de la Comédie de Caen à un débat franco-germano-hongrois à Budapest en avril dernier sur Pouvoir et culture. Il essaye de situer la place de l’individu inquiet devant les mutations de la connaissance qu’on lui impose actuellement et rappelle  que le principe de notre civilisation, c’est de soutenir toutes les strates de notre culture et toutes les avancées de l’art et de l’éducation.

Ph. du V.

Jeu n° 46

Enfin quelques mots et avec un peu de retard sur la très bonne revue québécoise. On peut y trouver une quinzaine de regards critiques sur des spectacles récents, notamment Robin et Marion d’Etienne Lepage, un cabaret Kurt Weil, la création au Québec d’une pièce de Deirdre Kinahan, Ce moment-là. L’ensemble donne un bon aperçu du théâtre de langue française là-bas.
Il y a a aussi dans ce numéro un dossier Jusqu’où te mènera ta langue  où se posent la question un certain nombre de personnalités comme Marcelle Dubois, directrice artistique et générale du festival Jamais lu, du metteur en scène Martin Faucher, de Catherine Voyer-Léger, directrice du regroupement  des éditeurs canadiens-français, ou Anne-Marie White metteur en scène et auteure.
Egalement à lire une chronique sur deux villes comme Santiago et Sarajevo où Michel  Vaïs  parle entre autres de Villa de Guillermo Calderon, un spectacle du Teatro Playa de Santiago présenté en 2012 à Sarajevo.
Et encore une bonne analyse de la figure des couples dans la danse contemporaine.

Ph. du V.

Amour et désamour du théâtre de Georges Banu.

Livres et revues 9782330022662Amour ou désamour du théâtre, Georges Banu s’interroge sur cette alternative, à travers la dialectique de l’incarnation et de l’imaginaire. Pourquoi quitter la chambre pour aller au théâtre ? Est-ce un loisir ou bien un art ? Ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. Comment ne pas se souvenir d’Hamlet ? Le prince amoureux du théâtre motive sa passion en retrouvant sur la scène élisabéthaine le miroir qui renvoie le reflet concentré de la vie, ainsi la scène du meurtre paternel par son oncle et sa mère.
Le théâtre est encore le piège où le jeune prince prendra la conscience du roi. Ne pas aimer le théâtre, insinue Banu, revient à ne pas éprouver ce besoin de concentration. La scène, en raison même de l’incertitude instaurée entre le réel et la fiction, procède à la dénonciation de la confusion opérée,  tout en se réjouissant de la croyance suscitée. Un exemple en est la scène du théâtre dans le théâtre des artisans shakespeariens du Songe d’une nuit d’été, qui disent ouvertement « qui » ils jouent.
Le théâtre par ailleurs fait du présent sa condition suprême. Nous sommes ensemble, ici et maintenant, nous nous livrons au jeu dans l’espace restreint d’une salle de répétitions. Comme le dit Prospéro dans La Tempête de Skakespeare, « nous sommes faits de l’étoffe du présent ». La magie ne dure qu’un temps pour l’accomplissement de cet « instant habité », que, sans jamais se lasser,  le spectateur attend. Être dedans la représentation ne signifie pas se rendre prisonnier d’une illusion, mais se projeter intimement dans le spectacle dont on éprouve l’attrait et apprécie la qualité.
Le théâtre est, comme le disait Vitez:  » Le lieu où se rend le peuple pour écouter sa langue ». À travers ce sentiment d’une appartenance, d’une identité qui permet, grâce aux mots, l’enracinement dans la mémoire d’un pays, la jouissance d’une socialité, la sensualité d’une écoute.  Les mots entraînent certes la réduction d’un public, la limitation d’une mobilité internationale du spectacle, mais assurent a contrario, le rattachement d’une communauté à une langue, c’est une sorte de ciment.
Le répertoire-un patrimoine-invite au voyage hors de la durée, et les spectacles marquent les stations dans la durée. En même temps, nous sommes aujourd’hui sous l’emprise du « présent permanent ». Et pour beaucoup, le répertoire renvoie le théâtre du côté de la persistance du passé, contraire au culte de l’immédiat contemporain de nombres de scènes actuelles.
Au théâtre, il existe encore des partisans de la voix forte ou, au contraire,  de la voix chuchotée, et le murmure à peine audible consacre la victoire du cinéma sur le plateau, tandis que la profération confirme la volonté de ne pas se rendre :« Ce fut, dit Banu,  la posture d’Antoine Vitez, qui invitait les spectateurs à projeter la voix, à faire résonner les alexandrins, à cultiver la réverbération des mots dans les murs du Palais des papes ou dans la caverne de Chaillot. Vitez était un anti-Grüber ! »
L’auteur se souvient aussi de Brand d’Ibsen, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig (2005) qui soulignait les imprécations du pasteur totalitaire, à travers la voix magistrale et puissante de Philippe Girard.L’écartèlement est la condition de l’homme de théâtre, entre murmure ou déclamation, divertissement ou art.
Pour « être »enfin,  à la façon d’Hamlet, soyons ce spectateur écartelé, ni acteur ni écrivain,  que l’auteur aurait pu devenir, mais ce citoyen lettré pourtant qui aime se laisser consumer par la passion de la scène.

Véronique Hotte

Le Temps du Théâtre, Actes Sud.


Archive pour 13 octobre, 2013

Une Sacrée Boucherie

Une Sacrée Boucherie, écriture d’Emmanuelle Laborit et Pierre-Yves Chapalain, mise en scène de Philippe Carbonneaux.

Une Sacrée Boucherie une_sacree_boucherie_sylvie_badie_levet_7Emmanuelle Laborit, directrice de l’IVT – International Visual Theatre – et première comédienne sourde à avoir reçu un Molière, a co-écrit avec l’auteur et comédien Pierre-Yves Chapalain Une Sacrée Boucherie, au titre métaphorique, le constat de notre triste monde tel qu’il est.
C’est une sorte d’ hommage au Grand-Guignol, à l’endroit historique des locaux de l’ancien Théâtre du Grand-Guignol au fond de la Cité Chaptal non loin de la rue Blanche – où les spectateurs du début du XX ème siècle, viveurs et amateurs de sensations fortes, se retrouvaient, accompagnés de leur maîtresse, pour assister à des créations frappées du sceau des trois S : Sang – Sueur – Sperme.
Les mêmes sensations, devenues banales peut-être en ces lieux de plaisirs, sont à l’œuvre dans Une Sacrée Boucherie, la dernière création de l’IVT qui raconte la cruauté animale de notre monde.
Victor, un enfant adopté, devenu boucher comme ses parents, vient d’être licencié d’une grande usine de production pour raisons économiques, et revient dans le giron natal pour prendre la succession de l’entreprise familiale, son père ayant quelques problèmes avec sa mémoire… Mais Victor est frère de triplés: deux filles et un garçon, enfants biologiques de ses parents et  nés après qu’il ait été adopté. Ces derniers d’ailleurs, apprend-on par la mère, sont frappés du sceau d’une malédiction… Toutes les vaches du village ont avorté le jour de leur  naissance!
Beau programme pour la cabane à cochons située non loin de la boutique ! Le père et le fils adopté sont proches et rivalisent pour le concours mondial du meilleur imitateur de cochon. Tous-parents et enfants-sont bouchers de formation et aident au commerce, mais chacun des trois enfants ont tous une particularité, ils ont des projets intellectuels ou artistiques, ce que Victor, lui, n’a pas.
Une Sacrée Boucherie
ne fait guère de différence entre le rêve et la réalité, l’angoisse et le cauchemar, l’enfer et le paradis, les sentiments qu’on voudrait inspirer et la haine provoquée en échange. Sur la scène, trône un comptoir de boucher, un établi d’ouvrier de la viande avec son piano de petits et grands couteaux, un jeu en sommeil d’armes blanches à venir dont les apprentis ne cessent de se saisir.
Les tabliers blancs bientôt maculés rouge sang se frottent aux côtes et côtelettes, aux morceaux de viande fraîche vermillon, aux os blancs et aux carcasses, restes de bête anéantie préparée pour la clientèle. Le bruit des couteaux qu’on aiguise devient vite infernal : « La viande vaut de l’or quand elle passe entre mes mains », dit le fils aîné. Servie par une double écriture-visuelle et verbale-et destinée aussi bien à un public sourd qu’à un public entendant, Une Sacrée boucherie s’inspire du Grand Guignol et met en scène la disparition de la différence entre l’homme et l’animal: cruauté, cris, essoufflements et assouvissement incontrôlé des instincts les plus triviaux; toute chair est à abattre.
Les acteurs, Emmanuelle Laborit, Simon Attia, Anne-Marie Bisaro, Jean-Philippe Labadie, Chantal Liennel et Bachir Saïfi,  jouent à n’en plus finir les variations d’un oratorio du malheur, engagés tragi-comiquement sur la scène et méditant plus tard dans leur for intérieur. Précis et imperméables à toute raison quand la folie les prend. Un retour du Grand-Guignol, plein de verve et de joie de vivre, par-delà la monstruosité humaine, et c’est peu dire… Cris et chuchotements.

Véronique Hotte

  IVT – International Visual Theatre, 7 cité Chaptal 75009 Paris. Tél : 01 53 16 18 18

Ground and Floor

Ground and Floor, texte et mise en scène de Toshiki Okada.

   Ground and Floor tosikickamelmoussakunstenfestivaldesarts21Le metteur en scène japonais Toshiki Okada joue ici des espaces qui hantent l’imaginaire universel, un refuge intérieur propre à chacun, peuplé tant de morts que de vivants, des figures chères qui ne connaissent en ce lieu intime, nulle séparation spatiale. À la différence de la résidence terrestre de notre existence quotidienne – la « réalité » – où morts et vivants ne cohabitent pas.
Ground and Floor
décline d‘un côté, un ailleurs habité par nos proches disparus – et de l’autre, l’ici de notre vie brève en compagnie d’autres proches en « survie ». Mais morts et vivants se croisent et conversent sur le plateau.Il faut dire que le jeu entre la vie et la mort, source de l’imaginaire en général, est particulièrement sensible au peuple nippon plus que bousculé et mis à mal ces dernières années, avec non seulement le tremblement de terre de Kobé en 1995 qui frappa l’archipel japonais, mais surtout le séisme de 2011 qui provoqua la catastrophe nucléaire de Fukushima. Tremblement de terre et tremblement de l’imaginaire, c’est tout un ; il a fallu pour les survivants recommencer à « exister » en faisant table rase du passé et du cortège des morts qui, disparus de la surface de la planète, n’en sont pas moins venus piétiner à la porte de la mémoire, des rêves et des souvenirs personnels pour entretenir le feu ardent des jours qui passent.
La mise en scène  relève  de la grande tradition théâtrale du nô, revue et modernisée par la jeune garde des artistes performants d’aujourd’hui et s’inscrit  dans la tradition  des arts martiaux: gestuelle codifiée, mouvements légers mais insistants, à peine esquissés, pas et déplacements comme glissés.

L’originalité de la vision de Toshiki Okada tient à ce qu’entre autres singularités pour notre regard ahuri d’Européen, la scène est  un plancher lisse et pur d’un beau bois blond que rien ne macule. Une croix courtaude, en surélévation au-dessus du plateau, porte les sur-titrages en français et en anglais. Amusement, ironie, une jeune fille facétieuse doute de la véracité de la simultanéité des sur-titrages avec la parole sonorisée en japonais.
Les comédiens surgissent du côté jardin et évoluent vers le côté cour où stagne un miroir lumineux – une soucoupe ronde en guise d’autel dédié aux morts. Une mère défunte s’adresse à sa belle-fille enceinte ; une autre fille et ses deux fils sont présents aussi.

Le jeune couple est intégré « socialement » et pense quitter la terre nipponne maudite. Le second fils qui a fait l’épreuve du chômage vient de retrouver du travail et promet à sa mère défunte de rester à ses côtés. Quant à l’autre fille, elle s’insurge contre l’attentisme de tous : isolée, elle résiste, volubile et décidée, évoquant avec raillerie son point de vue sur la société et les êtres – une  attitude post-moderne incoercible.
Les silhouettes se courbent vers la terre, à contre-courant de figures droites et figées traditionnelles – gestes chorégraphiés et illisibles, vêtements futuristes, noirs ou colorés à l’extrême, dessinés à la fois avec sobriété et panache. Il faut combattre autrement l’immobilisme face au monde, et rechercher un nouveau sens à l’existence. La gestuelle et la parole épousent avec une résonance profonde la musique du groupe Sangatsu, guitare, basse et batterie. Un voyage au pays des songes dans la proximité avec des réalités universelles communes, qu’on soit nippon ou européen.

Véronique Hotte

Ground and Floor de Toshiki Okada, du 9 au 12 octobre 2013 au Centre Pompidou.

Current Location de Toshiki Okada au T2G Gennevilliers, du 14 au 19 octobre 2013.

Current Location de Toshiki Okada au T2G Gennevilliers, du 14 au 19 octobre 2013. Festival d’Automne. Tél : 01 53 45 17 17

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