La double mort de l’horloger
La double Mort de l’horloger, d’après Meurtre dans la rue des Maures et L’inconnue de la Seine, d’Ödon von Horvath, mise en scène d’André Engel.
Les petits-bourgeois ne sont pas à la noce –on se pardonnera cette plaisanterie en hommage à Bertolt Brecht-, c’est le moins qu’on puisse dire : mère débordée, père absent, pas d’argent, fille en train de tomber dans les pattes d’un homme pénible, fils aîné travailleur, et pauvre, bru écrasée par les tâches ménagères. Pire: le plus jeune fils, voleur, devient assassin par hasard, pour avoir frappé trop fort le bijoutier Kohn. Alors, dans les ruelles d’une ville triste et pauvre, au coin d’un café, sordide refuge des prostituées du coin, des macs et des flics, le fantôme de sa victime vient le hanter, quelque part entre le jour et la nuit, entre la vie et la mort.
La seconde pièce, presque superposée à la première, se joue dans une atmosphère beaucoup plus claire, mais pas plus gaie. Albert, sans métier, sans projet, a quitté Irène, la belle « commerçante indépendante » et fière de l’être. Il se trouve mêlé à un projet de cambriolage qui tourne mal, et, obstinément confronté à Ernest, le nouvel homme d’Irène. Une apparition pourrait le sauver, du crime et de sa propre mélancolie : celle d’une jeune fille rose et dansante, mendiante qui ne mendie pas, lumière de la nuit, sourire fixé plus tard sur le masque de l’Inconnue de la Seine. L’amour, peut-être ? Mais à quoi bon ?
Le drame du fils Klamuschke et d’Albert? Ils sont des handicapés de la volonté, des intermittents du désir. Manque d’argent et de force, pas de place dans la société, plus de place dans une famille qu’on a déçue, aucune perspective. Horvath ne met pas la tragédie sur le dos des dieux : les hommes suffisent. Le réel est vraiment ce à quoi l‘on se heurte, dans le demi-sommeil de la vie. Irrésolution, négligence: les élans s’arrêtent en plein vol. Pour autant, l’auteur ne condamne pas ses personnages, il les campe en mots simples, en images populaires à la fois conventionnelles –la Prostituée, le Voleur, la Mère…-, et habitées. Ce sont les vivants de ce monde, entre la crise de 1929, la montée du nazisme et notre crise d’aujourd’hui.
Ce serait sinistre si ce n’était joué par des comédiens exceptionnels, entre autres: Evelyne Didi, Jérôme Kirchner, Yan Collette, Tom Novembre…- qui font de chaque figure un sujet (philosophique) singulier. Aux fidèles de la troupe d’André Engel, en particulier chez Horvath, se sont joints d’autres têtes d’affiches.
Le décor de Nicki Rieti joue lui aussi un premier rôle; évoquant la peinture expressionniste, il est basculé, métamorphosé à vue, avec des effets cinématographiques époustouflants, hommage à Fritz Lang, au Charlot des temps modernes, aux films dadaïstes et à tout l’art « dégénéré » brûlé par les nazis. Que les quinze remarquables techniciens manipulateurs saluent avec les acteurs est la moindre des choses.
Engel et Rieti imposent au théâtre les moyens de l’opéra : c’est leur signature, et leur manifeste. Le public et l’auteur pour eux méritent le meilleur, et cela vaut pour tous les corps de métier du spectacle. L’artiste n’a pas à se contenter de peu : revendication politique forte, en ces temps de budgets « gelés » et de politique culturelle refroidie…
Cela dit, et malgré un final d’une gigantesque ironie, la représentation ne convainc pas, n’emporte pas. Cela tient peut-être paradoxalement à ce qui fait la justesse du propos : le déséquilibre entre les deux pièces et le gigantisme de la réalisation. Ces histoires sont trop proches pour être vues de loin, et ces esquisses de pièces peut-être trop encadrées. Le spectacle est fait avec intelligence et exigence, mais il touche moins qu’on ne l’espérait. Manque d’âpreté…
Christine Friedel
Théâtre national de Chaillot, 01 53 65 30 00, jusqu’au 9 novembre