Les Visages et les corps par Philippe Calvario.
Une table et sa lampe de bureau, quelques chaises éparpillées, un micro sur pied, accessoires habituels d’un plateau de théâtre en répétition. C’est l’espace même de cette lecture du Journal de Patrice Chéreau, écrit pour son grand projet au Louvre en 2011.
Au début du spectacle, la voix de Chéreau, chaude et feutrée, s’impose dans la salle tendue par l’émotion. Février 2009 : le grand metteur en scène récemment disparu a toujours été intéressé par l’image, dit-il, et par la photo quand elle se fait poésie, démultipliant sa dimension érotique, sans mimer la peinture. Pour obtenir la simple et belle présence de la danse et des corps.
L’obsession du cinéma accapare Chéreau, depuis qu’il fréquente la cinémathèque de Normale Sup, rue d’Ulm. Mais le théâtre jette pareillement son emprise sur l’adolescent, élève du Lycée Louis-Le-Grand et plus loin encore, élève du collège Montaigne.
Régulièrement, dans l’obstination du septième art et des films à inventer, le réalisateur éprouve l’envie soudaine de « revenir chez lui » : monter sur un plateau, refaire du théâtre écrit et joué, avec une présence qui apparaît à travers les mots. Et rien n’est plus enivrant pour lui, en mars 2009 , que de s’imaginer monter les marches d’un escalier du Louvre recouvert d’un tapis rouge qui mène à la Victoire de Samothrace, une sculpture de l’époque hellénistique représentant Niké, personnification de la victoire, posée sur l’avant d’un navire.
En cet endroit mythique, mettre en scène en général – ou la pièce de Jon Fosse Rêve d’automne, en particulier - revient à faire modifier de l’intérieur les visages. Chéreau se soumet malgré lui, à ce sentiment de solitude qui ne l’a jamais quitté. Alors que les images sont uniquement source d’inspiration, son théâtre porte un intérêt majeur à la narration, à l’organisation de l’espace, au tissu des relations entre les êtres, à l’érotisme de l’attention portée aux visages et aux corps. Le théâtre se définit aussi par la pesanteur d’un corps de comédien. La modification intérieure de l’être et la saisie du désir passent par la durée sur un plateau, le temps des répétitions et de la représentation qui parvient au « mentir vrai ».
Entre réflexions sur la dialectique et le bon usage du théâtre, Chéreau livre ses confidences intimes d’amant avec une réelle pudeur poétique : « Nous restons l’un et l’autre comme des étrangers donc proches. Il est plus joueur que moi, il séduit et ne veut pas souffrir. À côté, je ne suis qu’une bête romantique. » Quel est ce jeu où l’on fait exprès de faire souffrir l’autre ?
Retour à l’art du théâtre. Pour Chéreau, mettre en scène consiste à maîtriser cette façon particulière de faire bouger les corps des comédiens. Cette manière vient de l’usage des malheurs et de celui qu’il fait du sien. Avril 2009. Cinéma, théâtre et opéra, il faut s’arrêter et réfléchir. Lars Von Trier, Fosse, Handke, Koltés, Jean de La Croix, Jean Genet, Hervé Guibert, Charlotte Rampling, Marianne Faithfull …. Écrire bien s’apparente à une sorte de prière, une prière criminelle. Et mettre en scène signifie pour lui entretenir cette énergie de raconter socialement et personnellement les histoires des gens, connus et inconnus, fous, cinglés… L’artiste pense aussi à ces femmes qui lui sourient en silence quand il les croise dans la rue.
Toujours se battre et autrement. Les projets naissent de peu de chose, de la curiosité et de la capacité d’accueil des idées, entre vol à l’étalage et pillage des autres créateurs. Le plaisir et la tristesse sont les fruits du travail de mise en scène.
Chéreau, installé dans un café et écrivant, au carrefour de la rue des Archives et de la rue Rambuteau. aime s’isoler et regarder en même temps les êtres qui se débattent avec la vie, Un désir, une peur : mourir de ne pas mourir. Des souvenirs. Le scénographe Richard Peduzzi vient à Sartrouville en 1967, pour la première fois. À eux deux, ils réussissent à créer au théâtre cette magnifique tension entre les espaces grandioses et la fragilité des êtres. Une réalité d’importance pour celui qui est toujours resté l’enfant qui a peur qu’on l’abandonne. Tout lui manque, avoue-t-il encore, et il en fait des récits et des spectacles. Apprendre à regarder un tableau, c’est voir les êtres chers disparus.
1er mars 2010. Comment toucher un imaginaire qui résiste, celui d’un comédien qui se refuse à comprendre ? L’âme du metteur en scène a renoncé mais il apprend à l’acteur rétif à imiter cette profondeur à laquelle il n’aura jamais accès. Une pensée pour Susan Sontag : Renaître. Il faut représenter ce qui n’est pas représentable et qui fait peur, consentir enfin au monde et en profiter. Et pour ne plus songer à la solitude de l’adolescent, « mol et sans race », conscient de ne pas habiter son corps, la revanche est de faire du théâtre.
Le film Intimacy pose la question du corps comme centrale : il faudrait pouvoir être léger et ne pas peser. L’ouvrage dessine le cortège des fantômes magnifiques de Chéreau, ces êtres aimés qui le hantent et qu’il convoque tous les jours. Pour mémoire, la folie des créations des années 80/88 à Nanterre, suivie dans les années 89/90, des disparitions de Koltès, Guibert, Delannoy et Romans…
À côté du deuil, restent le désir et l’avidité du présent, le bonheur et la tristesse. Le silence n’est pas l’absence, l’absence n’est pas la mort. Calvario fait entendre sans artifice l’âme de Chéreau au plus près du cœur qui bat.
Véronique Hotte
Théâtre du Rond-Point. T :01 44 95 98 21 jusqu’au 10 novembre à 19h.