Darkness is hiding black horses

Darkness is hiding black horses de Saburo Teshigawara, Glacial Decoy de Trisha Brown et  Doux mensonges de Jiří Kylián.

Darkness is hiding black horses 2013-14-tesbrokyl-137Ce triptyque, interprété par le Ballet de l’Opéra de Paris, met en vis-à-vis trois œuvres de chorégraphes appartenant à des univers, des géographies, des générations et des langages différents, trois poètes de la danse.
Deux des pièces ont été créées il y a un certain temps: Glacial Decoy, de Trisha Brown en 79, et entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en 2003 et Doux mensonges, de Jiří Kylián, créée pour le Ballet de l’Opéra en 99.
La première  est fondée sur une expérimentation portée par la figure emblématique de la danse postmoderne américaine qu’est Trisha Brown, à la recherche d’une nouvelle pensée et d’une  nouvelle expression du mouvement.
Elle entraîne le spectateur dans l’univers de Robert Rauschenberg qui a signé photographies, scénographie et costumes. Un mur d’images sur quatre écrans occupe le fond de scène et les photos passent d’un écran à l’autre, avec régularité, en une sorte de fondu enchaîné : nature, végétaux, animaux, bateaux, morceaux de ville, tuyaux, eaux, herbes et wagons défilent, objets de la vie quotidienne : «Les objets que j’utilise, sont la plupart du temps emprisonnés dans leur banalité ordinaire. Aucune recherche de rareté. A New-York, il est impossible de marcher dans les rues sans voir un pneu, une boîte, un carton. Je ne fais que les prendre et les rendre à leur monde propre», dit Rauschenberg qui, par ses différentes techniques, a interrogé le principe de reproductibilité de l’œuvre.
Contrastant avec ces photos en mouvement, un ballet silencieux, «quatuor de femmes qui glissent de côté cour vers le côté jardin», vêtues de costumes en plissé blanc et manchettes, identiques jusqu’au trouble, avec, au final, l’entrée d’une cinquième, accentuant l’illusion. Le regard du spectateur se perd souvent, de l’écran à la danse, à la recherche du commentaire, dans ce «dispositif cinématographique, toujours noir et blanc, ou gris, animé par des reflets de mouvements», comme l’écrivait la critique et théoricienne de la danse, Laurence Louppe.
Avec Doux mensonges, le chorégraphe tchèque, Jiří Kylián, grand inspirateur du Nederlands Dans Theater, s’est nourri des chants traditionnels géorgiens et de madrigaux, jouant entre l’univers des ténèbres de Carlo Gesualdo («Cesse de me tourmenter, cruelle et trompeuse pensée…») et les lumières des polyphonies profanes et sacrées de Claudio Monteverdi («Je chantais autrefois, et le chant fut si doux, je m’en tairai ici…»). Huit solistes des Arts Florissants dirigés par Paul Agnew, sont intégrés à la scénographie et se fondent dans la chorégraphie. Ils apparaissent, hiératiques, au centre du plateau, et tournent, tels des derviches, portant des costumes de la même veine que ceux des danseurs (signés Joke Visser), puis disparaissent et réapparaissent, avant de gagner la fosse d’orchestre pour la dernière partie de l’œuvre.
De cette tension entre deux mondes, l’un visible, l’autre caché, naît une légende, issue des sous-sols de l’Opéra, et reprise en image, sur écran, à la manière d’un thriller. Et,  si l’univers musical est une des clés de voûte de la chorégraphie, chez Kylián, l’univers visuel compte tout autant : au centre du plateau, une composition-installation, voile mordoré finement sculpté, monte dans les cintres et par moments frémit, se reflétant sur le mur, côté cour (Michaël Simon signe la scénographie et les lumières). Ce lien entre  scénographie et corps en mouvement construit une harmonique et définit le jeu des passions. Deux couples de danseurs se dédoublent et se superposent, avec la précision gestuelle d’un métronome.
La troisième pièce de ce programme intimiste, Darkness is hiding black horses, vient tout juste d’être créée. Saburo Teshigawara, en a assuré la conception et toutes les étapes de création, sa manière à lui de faire émerger une œuvre dans sa globalité, comme le sculpteur fait naître la sienne. Il signe la chorégraphie et la musique (enrichie des éléments sonores de Tim Wright et Akira Oishi), la scénographie, les costumes et les lumières.
Teshigawara est l’homme des projets singuliers. Il a étudié les arts plastiques et la danse classique à Tokyo, et ses premières performances se sont faites sans public, en montagne. Depuis la création de sa compagnie en 85, Karas (Corbeau), il lance des expérimentations et cherche de nouveaux langages, entre la danse contemporaine et le butô. Il reçoit, dès 86, le prix de l’Innovation au concours chorégraphique international de Bagnolet, avant de travailler dans les plus grandes structures. Pour le ballet de l’Opéra de Paris, le chorégraphe a signé AIR en 2003, un ballet aux couleurs de Paul Klee construit sur la relation entre la respiration  et la musique de John Cage.
Avec Darkness is hiding black horses, on entre dans un univers de brume et de ténèbres où la nature, sauvage et inhospitalière, envoie ses grondements sourds et ses bruits de galops. «Les ténèbres sont là où se cache la vie… Dans les ténèbres se cachent toujours un, ou trois, ou cent chevaux noirs, retenant leur souffle, à l’affût» écrit le chorégraphe dans un long poème méditatif.
Jaillissement de geysers et bruits d’eaux, la puissance de l’environnement, comme «un cristal cosmique d’éternité et d’instantanéité», répond à l’intensité des danseurs qui ont chacun leur partition (Aurélie Dupont, Jérémie Bélingard et Nicolas Le Riche, tous trois danseurs étoiles. «Danser donne naissance au temps et contient la réalité de la vie», dit Teshigawara qui, entre rêve et réalité, entraîne le spectateur dans sa poétique.
L’obscurité est la matière première du spectacle, trouée de fumées qui se déclinent du blanc aux gris. On est au bord de la naissance, dans le liquide amniotique, et  il y a quelque chose de sensoriel, de l’étrangeté dans les figures et le décalé des figures, dans la perception des éléments de la nature, comme un appel de l’inconnu.
Les costumes tissés, lacis et nouages noirs, écrus pour la danseuse, sont en eux-mêmes des œuvres d’art brut qui accompagnent l’écriture chorégraphique. Il y a de la beauté sauvage, du minéral, de l’au-delà, dans ces correspondances entre les langages de la scène et cet espace ouvert qu’est le plateau, proche de l’abîme.
Comme Trisha Brown et Jiří Kylián, Saburo Teshigawara décline le visible et l’invisible, et compose le jeu des apparitions/disparitions, sculptant l’espace. Les trois chorégraphes expriment, chacun selon sa propre théâtralité et en symbiose avec la virtuosité des danseurs, le trouble et le tremblé d’un dessin chorégraphique qui continue à s’imprimer dans la perception du spectateur.

Brigitte Rémer

Opéra de Paris, Palais Garnier, place de l’Opéra, du 31 octobre au 14 novembre. T: 08-92-89-90-90 et www.operadeparis.fr


Archive pour 6 novembre, 2013

Montagne 42 festival ARS numerica

Festival Ars Numerica, (deuxième édition) à la  Scène nationale de Montbéliard.

 

Montagne 42, texte, film et mise en scène de Florent Trochel.

Montagne 42 festival ARS numerica 13-montagne42_hana-san-studio_audrey-liebotLe numérique est dans le vent, partout, à toute heure et chez tout le monde,  et rien ne semble  échapper à cette récente O.P.A., en particulier sur les disciplines artistiques. Dernièrement, c’était la littérature dite numérique qui était à l’honneur en septembre dernier au festival Chercher le texte au Cube d’Issy-les-Moulineaux avec deux soirées de performances réalisées par des artistes. Fondées sur  des outils numériques des plus pointus mais assez décevantes quant au résultat.
Avec entre autres, des poèmes de Philippe Bootz qui sur l’écran, avaient une  lisibilité perturbée par le son de trois instruments de musique, dont des percussions, l’écriture intuitive d’un téléphone portable (Cécile Portier),  ou encore la poésie à demi-mots de Pierre Fourny. Sur une tablette, il coupait les mots d’un trait horizontal pour associer ces des moitiés de mots à d’autres mots pour en former de nouveaux. Fourny était celui qui s’en sortait le mieux mais on ne voyait pas très bien ce que, dans son cas, le numérique donnait de plus à cette performance qu’on avait vu ailleurs avec de simples cartons.

Après une résidence à la Scène numérique Numérica, un bâtiment neuf, assez  laid mais  fonctionnel avec un  vaste et haut espace de jeu, un peu en dehors du centre de Montbéliard, Florent Trochel, jeune réalisateur et metteur en scène, passé par L’Ecole du Fresnoy-Studio national, présente une sorte de « fable-fiction introspective » où il a voulu associer théâtre et  vidéo.
Sur un thème qui pourrait être celui d’une BD et qui, dit-il, « sonde notre rapport à l’immensité: un astrophysicien qui aurait identifié la fameuse matière noire (les mots désignent « une catégorie de matière hypothétique jusqu’à présent non détectée, invoquée pour rendre compte d’observations, notamment les estimations de masse des galaxies ») a disparu il y a quarante ans, lors d’une mission spatiale. Sa fille Vera a décidé de s’en aller sur ses traces dans le cosmos…

Elle raconte des faits survenus sur plusieurs époques et l’homme qui était son père, ne l’a jamais connue, puisqu’elle est née après sa mort, grâce à une insémination artificielle. Il y a aussi parmi les personnages quelqu’un d’intéressant, le Président de la République du pays qui est un enfant visiblement très précoce. Florent Trochel parle du quotidien, un peu à la façon de Joël Pommerat  dont il a  sans doute subi l’influence mais il veut aussi nous emmener dans le silence du cosmos. Blaise Pascal n’est pas loin avec son fameux:  » Le silence des espaces infinis m’effraie ».
Il y a donc aussi puisqu’il s’agit de théâtre, de personnages incarnés sur le plateau par de vrais comédiens, tous impeccables: Adèle Jayle, Hugues Dangréaux, Léna Dangréaux, Pierrre Grammont. « J’ai, dit-il,  basé  le  récit  sur   des écrits scientifiques que  j’ai  » retraduit  » dans  ma  langue. En  même  temps, j’ai voulu  développer  une  histoire qui aurait les dimensions d’un mythe, une histoire qui parlerait de la recherche  de la connaissance.
Florent Trochel a imaginé-il n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il avait déjà créé Démangeaisons de l’oracle en 2011 à Ars Numerica-et réalisé habilement un espace d’une grande  profondeur où les corps bougent dans un espace irréel.
Il y a des séquences virtuelles mais aussi nombre d’effets lumineux sur un écran au sol, et c’est d’une prodigieuse virtuosité quant aux images et aux lumières colorées. Mais, curieusement et cela manque un peu d’unité, Florent Trochel a aussi recours à des  jets de bon vieux fumigène à plusieurs reprises, ce qui est pour le moins inattendu! Les images ainsi créées doivent beaucoup à la musique-trop envahissante ce qui ne facilite pas les choses-créée par Olivier Mellano.

D’autant que les projections vidéo ont ici plusieurs fonctions: à la fois servir de base à une structure narrative mais aussi créer des espaces virtuels pour les acteurs, et ces hommes et ces femmes au corps bien réel ont parfois un statut de personnage fictif en trois dimensions. Les images numériques surlignées par  une musique  et des effets sonores permanents,  entrent inévitablement en conflit  avec un texte très bavard et au scénario compliqué. La synthèse entre toutes ces informations qui déboulent sur le spectateur ne se fait  donc pas sur le plateau.
Il faudrait d’abord et surtout que Florent Trochel arrive à beaucoup mieux maîtriser la technique du scénario. Et ce qui était déjà vrai pour, en vrac: Les Perses d’Eschyle, Peines d’amour perdues de Shakespeare, Le Mariage de Figaro de Beaumarchais,  une pièce de Labiche, ou de Fassbinder (et on peut se demander ce que l’Ecole du Fresnoy  a prévu comme enseignement de ce côté-là!), l’est resté pour une écriture contemporaine fondée sur un scénario.
Encore une fois, mixer images de synthèses, musique électronique, voix HF, effets sonores et lumineux, narration, dialogue et mouvements d’acteurs sur un plateau, relève sans doute du pari impossible. Aimer c’est choisir, et là, on ne sait pas trop où l’on va; il n’y a  pas « fusion entre vidéo et théâtre qui sonde notre rapport à l’immensité » comme l’avance  un peu vite le programme. Et  pour « le voyage sensible et la traversée onirique » proposés par Florent Trochel, désolé mais là, il faudra repasser…

Dans L’Humanité augmentée, Eric Sadin parle très justement d’un rapport totémique à la technique et cite Jacques Ellul: « Ce n’est pas la technique qui nous asservit aujourd’hui mais le sacré transféré à la  technique ». Effectivement, tout se passe ici et ailleurs, comme si le recours aux nouvelles technologies participait d’une sorte d’idolâtrie, ce qui permettrait de donner du sens à bon compte à n’importe quelle historiette racontée sur un plateau et ce qui éviterait aussi de bosser sur une véritable dramaturgie.
Mais on le sait, la divinité numérique n’a pas aucune efficacité miraculeuse dans le domaine du spectacle vivant, surtout quand il faut faire vivre ensemble des acteurs et des signaux provenant de machines, bref quand il faut concilier  au sein d’une même unité artistique, le familier et le surhumain ou le surnaturel. Et la science-fiction n’a jamais fait bon ménage avec l’acte théâtral…
Que le domaine du spectacle vivant  ne puisse échapper à cette numérisation d’autant plus sournoise qu’elle en met plein la vue, c’est devenu une lapalissade mais il restera toujours à maîtriser le fonctionnement global d’un travail artistique…

Ce spectacle, même s’il est un peu ennuyeux, mérite quand même d’être vu, ne serait-ce que pour prendre conscience que cette dynamique électronique, aussi sophistiquée soit-elle, ne résout pas tout. Les élèves de collège qui étaient là, n’en semblaient pas dupes, ce qui est plutôt bon signe…

Philippe du Vignal

Scène nationale de Montbéliard jusqu’au 6 novembre,  et ensuite au Paris-Villette du 6 au 9 février, puis en tournée.

 

Casimir et Caroline

Casimir et Caroline d’Ödön von Horvath, mise en scène d’André Wilms. 

Casimir et Caroline paroles_d_acteurs_1   André Wilms a choisi pour terrain  de travail, Casimir et Caroline d’Ödön von Horvath, dramaturge hongrois de langue allemande. Une chronique des années 1930 qui laisse s’épancher les engouements d’une jeunesse portée par le goût du théâtre.
Les interprètes sont de jeunes  comédiens sélectionnés pour la 19ème édition de  Paroles d’acteurs, un dispositif de transmission conçu par l’Adami pour faire se rencontrer un maître de théâtre et des acteurs.
Ainsi, sur la scène chahutent, dansent, s’interpellent ou bien s’injurient avec brio, Margot Bancilhon, Nathalie Beder, Sigrid Bouaziz, Pierre Cachia, Esteban Carvajal Alegria, Vincent Heneine, David Houri, Julia Piaton, Yann Sorton et Sarah Stern.
C’est un peu de leur propre vie qu’ils jettent négligemment sur la scène. Vêtus avec élégance, costume sombre pour les hommes,  et jupe élégante et bas soyeux pour les femmes, ils viennent un à un se présenter face au public  comme dans un défilé de mode. Avec ironie et désinvolture, ces jeunes gens en viennent, du coup, à décliner leur numéro de dossier Pôle Emploi. Le ton est donné: sourires pétillants et angoisse du lendemain.
Casimir et Caroline
a été créée en 1931, c’est à dire en pleine crise économique mondiale. Même si les époques de la création de la pièce en Allemagne et de cette  représentation en France  n’ont rien à voir entre elles, il y a des préoccupations communes aux jeunes et aux moins jeunes, entre courbe du chômage et affaissement de l’économie européenne.
Tout est question d’atmosphère, de fièvre et de fébrilité. Les interprètes d’une crise à la fois personnelle et collective sont jeunes et beaux, et  foulent le sol de copeaux d’une gigantesque fête foraine. Disputes, baisers volés ou cachés d’amoureux, la carte du Tendre selon la fête de la bière à Munich connaît des chemins de traverse chaotiques mais classiques.
Casimir vient de perdre son emploi de chauffeur et a peur que sa Caroline ne le quitte  pour trouver un meilleur parti, un époux plus assis. Et,  même si le tailleur dont la jeune fille se fait un nouvel ami évoque, de façon désuète, l’importance de la dimension de l’âme, Caroline reste inconsciemment pragmatique et est attirée par la trivialité du puissant P.D.G. de l’entreprise où travaille  le tailleur.
Le monde est hermétique : les grands et les petits se côtoient sans se rencontrer. Les fêtes ont toujours un goût amer de désenchantement, de fin brutale mise aux  rêves de bonheur. Le zeppelin de la modernité qui passe dans le ciel est la métaphore des désirs intimes et des aspirations personnelles d’ascension sociale qui chutent lamentablement. Le bruit infernal que chacun perçoit depuis sa fenêtre couvre tout : un mirage, un fantôme dispensateur de mensonge.
Le temps n’est plus à l’amour mais aux calculs d’épicier, aux petits arrangements inavouables et à la trahison du cœur. Quelques chants en allemand pour la poésie de la mélancolie. Le spectacle scintille de trouées lumineuses, malgré l’obscurité des temps à venir.
La vie suit avec moquerie le souffle de toute existence, avec,  en plus,  de l’énergie à revendre.

Véronique Hotte

Du 4 au 8 novembre 2013, Atelier de Paris-Carolyn Carlson, à la Cartoucherie. T: 01 53 45 17 17

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