Darkness is hiding black horses
Darkness is hiding black horses de Saburo Teshigawara, Glacial Decoy de Trisha Brown et Doux mensonges de Jiří Kylián.
Ce triptyque, interprété par le Ballet de l’Opéra de Paris, met en vis-à-vis trois œuvres de chorégraphes appartenant à des univers, des géographies, des générations et des langages différents, trois poètes de la danse.
Deux des pièces ont été créées il y a un certain temps: Glacial Decoy, de Trisha Brown en 79, et entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en 2003 et Doux mensonges, de Jiří Kylián, créée pour le Ballet de l’Opéra en 99.
La première est fondée sur une expérimentation portée par la figure emblématique de la danse postmoderne américaine qu’est Trisha Brown, à la recherche d’une nouvelle pensée et d’une nouvelle expression du mouvement.
Elle entraîne le spectateur dans l’univers de Robert Rauschenberg qui a signé photographies, scénographie et costumes. Un mur d’images sur quatre écrans occupe le fond de scène et les photos passent d’un écran à l’autre, avec régularité, en une sorte de fondu enchaîné : nature, végétaux, animaux, bateaux, morceaux de ville, tuyaux, eaux, herbes et wagons défilent, objets de la vie quotidienne : «Les objets que j’utilise, sont la plupart du temps emprisonnés dans leur banalité ordinaire. Aucune recherche de rareté. A New-York, il est impossible de marcher dans les rues sans voir un pneu, une boîte, un carton. Je ne fais que les prendre et les rendre à leur monde propre», dit Rauschenberg qui, par ses différentes techniques, a interrogé le principe de reproductibilité de l’œuvre.
Contrastant avec ces photos en mouvement, un ballet silencieux, «quatuor de femmes qui glissent de côté cour vers le côté jardin», vêtues de costumes en plissé blanc et manchettes, identiques jusqu’au trouble, avec, au final, l’entrée d’une cinquième, accentuant l’illusion. Le regard du spectateur se perd souvent, de l’écran à la danse, à la recherche du commentaire, dans ce «dispositif cinématographique, toujours noir et blanc, ou gris, animé par des reflets de mouvements», comme l’écrivait la critique et théoricienne de la danse, Laurence Louppe.
Avec Doux mensonges, le chorégraphe tchèque, Jiří Kylián, grand inspirateur du Nederlands Dans Theater, s’est nourri des chants traditionnels géorgiens et de madrigaux, jouant entre l’univers des ténèbres de Carlo Gesualdo («Cesse de me tourmenter, cruelle et trompeuse pensée…») et les lumières des polyphonies profanes et sacrées de Claudio Monteverdi («Je chantais autrefois, et le chant fut si doux, je m’en tairai ici…»). Huit solistes des Arts Florissants dirigés par Paul Agnew, sont intégrés à la scénographie et se fondent dans la chorégraphie. Ils apparaissent, hiératiques, au centre du plateau, et tournent, tels des derviches, portant des costumes de la même veine que ceux des danseurs (signés Joke Visser), puis disparaissent et réapparaissent, avant de gagner la fosse d’orchestre pour la dernière partie de l’œuvre.
De cette tension entre deux mondes, l’un visible, l’autre caché, naît une légende, issue des sous-sols de l’Opéra, et reprise en image, sur écran, à la manière d’un thriller. Et, si l’univers musical est une des clés de voûte de la chorégraphie, chez Kylián, l’univers visuel compte tout autant : au centre du plateau, une composition-installation, voile mordoré finement sculpté, monte dans les cintres et par moments frémit, se reflétant sur le mur, côté cour (Michaël Simon signe la scénographie et les lumières). Ce lien entre scénographie et corps en mouvement construit une harmonique et définit le jeu des passions. Deux couples de danseurs se dédoublent et se superposent, avec la précision gestuelle d’un métronome.
La troisième pièce de ce programme intimiste, Darkness is hiding black horses, vient tout juste d’être créée. Saburo Teshigawara, en a assuré la conception et toutes les étapes de création, sa manière à lui de faire émerger une œuvre dans sa globalité, comme le sculpteur fait naître la sienne. Il signe la chorégraphie et la musique (enrichie des éléments sonores de Tim Wright et Akira Oishi), la scénographie, les costumes et les lumières.
Teshigawara est l’homme des projets singuliers. Il a étudié les arts plastiques et la danse classique à Tokyo, et ses premières performances se sont faites sans public, en montagne. Depuis la création de sa compagnie en 85, Karas (Corbeau), il lance des expérimentations et cherche de nouveaux langages, entre la danse contemporaine et le butô. Il reçoit, dès 86, le prix de l’Innovation au concours chorégraphique international de Bagnolet, avant de travailler dans les plus grandes structures. Pour le ballet de l’Opéra de Paris, le chorégraphe a signé AIR en 2003, un ballet aux couleurs de Paul Klee construit sur la relation entre la respiration et la musique de John Cage.
Avec Darkness is hiding black horses, on entre dans un univers de brume et de ténèbres où la nature, sauvage et inhospitalière, envoie ses grondements sourds et ses bruits de galops. «Les ténèbres sont là où se cache la vie… Dans les ténèbres se cachent toujours un, ou trois, ou cent chevaux noirs, retenant leur souffle, à l’affût» écrit le chorégraphe dans un long poème méditatif.
Jaillissement de geysers et bruits d’eaux, la puissance de l’environnement, comme «un cristal cosmique d’éternité et d’instantanéité», répond à l’intensité des danseurs qui ont chacun leur partition (Aurélie Dupont, Jérémie Bélingard et Nicolas Le Riche, tous trois danseurs étoiles. «Danser donne naissance au temps et contient la réalité de la vie», dit Teshigawara qui, entre rêve et réalité, entraîne le spectateur dans sa poétique.
L’obscurité est la matière première du spectacle, trouée de fumées qui se déclinent du blanc aux gris. On est au bord de la naissance, dans le liquide amniotique, et il y a quelque chose de sensoriel, de l’étrangeté dans les figures et le décalé des figures, dans la perception des éléments de la nature, comme un appel de l’inconnu.
Les costumes tissés, lacis et nouages noirs, écrus pour la danseuse, sont en eux-mêmes des œuvres d’art brut qui accompagnent l’écriture chorégraphique. Il y a de la beauté sauvage, du minéral, de l’au-delà, dans ces correspondances entre les langages de la scène et cet espace ouvert qu’est le plateau, proche de l’abîme.
Comme Trisha Brown et Jiří Kylián, Saburo Teshigawara décline le visible et l’invisible, et compose le jeu des apparitions/disparitions, sculptant l’espace. Les trois chorégraphes expriment, chacun selon sa propre théâtralité et en symbiose avec la virtuosité des danseurs, le trouble et le tremblé d’un dessin chorégraphique qui continue à s’imprimer dans la perception du spectateur.
Brigitte Rémer
Opéra de Paris, Palais Garnier, place de l’Opéra, du 31 octobre au 14 novembre. T: 08-92-89-90-90 et www.operadeparis.fr