La Bonne Âme du Se-Tchouan
La Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertolt Brecht, mise en scène de Jean Bellorini
Bertolt Brecht a écrit La Bonne Âme du Se-Tchouan de 1938 à 42, pièce « constructive », à portée dialectique dont la parabole prend racine dans la province éloignée du Se-Tchouan.
Trois dieux visitent cette région orientale sinistrée, enclavée au milieu du continent asiatique. A la recherche de la bonté humaine, puisque notre monde à la dérive, vieux de deux mille ans, ne peut décidément pas continuer ainsi, dans l’errance de valeurs universelles bafouées : « Qu’est-ce qu’ils ont tous à faire des affaires ? »
Il faut trouver aux «éclairés» d’en haut, des âmes d’en-bas dignes de leur gouvernement. Au centre de la fable brechtienne, il y a Shen Té, la petite prostituée qui accepte d’ouvrir sa porte aux trois dieux, tandis que Wang, le porteur d’eau aux bonnes intentions, n’assume pas le choix de l’hospitalité; il préfère un salut égoïste à travers sa survie individuelle.
De son côté, la belle âme, une fois repérée, ne peut assumer seule les travers obligés d’une société moribonde : « Elle a commis l’erreur impardonnable de donner asile à des malheureux…»La jeune femme trop sensible, alors qu’il lui faut être pragmatique et réaliste, se voit dans l’obligation de bifurquer de son droit chemin, et « se divise » en s’inventant un cousin, Shui Ta, une moitié d’elle-même masquée et masculine. Cette face-là virile remédie à la compassion féminine en usant de rigueur et de brutalité dans la violence du commerce qui fait vivre d’ailleurs bon nombre d’autres âmes. Shen Té résiste même à la puissance de l’amour et aux « démangeaisons de la chair » car aimer coûte trop cher au cœur et aux finances.
Même les dieux semblent dépassés par la rigueur des temps : comment sortir de la spirale oppressante des sifflements entre liberté et aliénation ?
Pour Jean Bellorini et sa compagnie Air de Lune, l’atmosphère brechtienne se rapprocherait plutôt des Bas-Fonds de Gorki ou bien des Misérables de Hugo, une œuvre à partir de laquelle il a inventé avec bonheur Tempête sous un crâne. Et dernièrement, il avait réussi un spectacle truculent Paroles gelées d’après Rabelais.
Cette mise en scène, un rien mélo, de La Bonne âme aurait gagné à avoir davantage de lumière et de peps. L’ambiance noire ne sort pas de la mélancolie : petit peuple misérable des exclus de tous les temps, costumes de récup des années cinquante, chaises en formica, sacs poubelle noirs et rappels d’images des petits roumains dans les rues…
La leçon-assez austère et démonstrative-pèse et manque de rythme et d’intensité dans les changements de tableaux.Toutefois, le spectacle est de qualité, grâce à l’enchantement d’un art instinctif de la scénographie : guirlandes souriantes de petites lumières qui forment magiquement une voûte céleste et jeu glamour des éclairages de cabaret quand un personnage fait avec brio un solo sur le plateau.
Un petit escalier en colimaçon monte à l’étage où se tiennent les musiciens et le chœur des comédiens. On retrouve ces mêmes comédiens choristes en bas, modestement assis en rang comme à l’école. Près d’un triporteur bleu-vert, caractéristique de l’Asie, des prostituées adossées à un mur chantent un Requiem ou un Stabat Mater. La griffe Bellorini est magique, et, militant avec rage pour que « cesse ce bruit sur la terre qu’il n’y a plus de vie possible pour les bons… », il arrive à ensorceler la salle.
Tous les acteurs excellent, illustrateurs d’un théâtre engagé de sens et d’émotions. Travestis, déguisés, ou eux-mêmes, Karyll Elgrichi, Marc Plas, Marie Perrin, François Deblock, Geoffroy Rondeau, Camille de la Guillonnière… et, remarquables, des comédiens d’une toute autre génération: Danièle Ajoret et Claude Evrard.
Malgré sa touche mélo, La Belle Âme fait vibrer les cœurs au-delà des pleurs.
Véronique Hotte
Ateliers Odéon- Berthier 17e jusqu’au 15 décembre.
Tél : 01 44 85 40 40